— Il n’y a plus de poudre ! Criai-je.
C’était vrai. Il n’en restait plus que la quantité nécessaire pour que chacun puisse encore tirer deux ou trois fois. Curro Garrote, blasphémant comme un galérien, s’accroupit derrière le parapet, vilainement touché à un bras par un coup de mousquet. Pablo Olivares prit les munitions de son camarade, de quoi tirer deux fois encore, épuisant bientôt ce qu’il lui restait. Juan Cuesta, de Gijón, était mort depuis quelque temps déjà, derrière les gabions. Antonio Sánchez, un vieux soldat de Tordesillas, l’accompagna bientôt. Fulgencio Puche, de Murcie, s’effondra ensuite, portant ses mains au visage, saignant entre ses doigts comme un verrat. Les autres tirèrent encore, jusqu’à ne plus avoir de munitions.
— Voilà qui est fait, dit Pablo Olivares.
Nous nous regardions les uns les autres, indécis, tandis que les cris des Anglais se rapprochaient sur la côte. Leurs hurlements m’emplissaient de terreur et d’un infini chagrin. Nous n’avions plus le temps de dire un Credo, coincés que nous étions entre les rangs des ennemis et les eaux du marais. Plusieurs dégainèrent leur épée.
— Le drapeau, dit Alatriste.
Certains le regardèrent, comme s’ils ne comprenaient pas. D’autres, à la suite de Copons, se redressèrent et s’approchèrent du capitaine.
— Il a raison, dit Mendieta. Avec le drapeau.
Je le compris. Mieux valait mourir avec lui, se battre à ses côtés, que de rester derrière les gabions, comme des lapins. Ma peur se transforma alors en une profonde fatigue, vieille comme le monde. J’avais envie d’en finir une fois pour toutes. J’aurais voulu fermer les yeux pour dormir l’éternité. Alors que je cherchais ma dague dans mon dos, je remarquai que j’avais la chair de poule. Ma main tremblait et je serrai très fort mon arme. Alatriste vit mon geste et ses yeux clairs se posèrent sur moi un court instant, avec une expression qui était à la fois une excuse et un sourire. Puis il sortit son épée, ôta son chapeau et défit les courroies de ses douze apôtres. Sans mot dire, il se jucha sur le parapet.
España !… Cierra España ! crièrent plusieurs hommes en lui emboîtant le pas.
— Espagne, mon cul ! Marmotta Garrote qui se relevait en tirant la jambe, son épée dans sa main valide. Mes couilles !… En avant, mes couilles !
J’ignore comment, mais nous survécûmes. Mes souvenirs de la côte du réduit de Terheyden sont confus, comme le fut cette contre-attaque désespérée. Je sais seulement que nous nous hissâmes sur le parapet, que certains se signèrent à la hâte ; puis, telle une meute de chiens sauvages, nous dévalâmes la côte, hurlant comme des fous, brandissant épées et dagues quand les premiers Anglais furent sur le point de s’emparer de notre drapeau. Ils s’arrêtèrent net, épouvantés par cette apparition inattendue alors qu’ils croyaient avoir brisé notre résistance. Ils étaient encore là, les yeux levés vers nous, les mains tendues vers la hampe du drapeau, quand nous leur tombâmes dessus, les massacrant sans qu’ils opposent de résistance. Je le ramassai, le serrai dans mes bras, résolu à ne pas me laisser arracher ce bout d’étoffe, même au risque de ma vie. Je roulai en bas du terre-plein, le drapeau dans mes bras, et tombai sur les cadavres de l’officier, du porte-drapeau Chacón et du bon Rivas, ainsi que sur les Anglais qu’Alatriste et les autres attaquaient au fur et à mesure qu’ils descendaient la côte, avec un tel élan et une telle férocité – la force des désespérés est qu’ils n’espèrent aucun salut – que ceux-ci, épouvantés par notre contre-attaque, commencèrent à hésiter en voyant les blessures de leurs camarades. Ils trébuchaient les uns sur les autres quand l’un d’eux tourna le dos, imité par d’autres. Le capitaine Alatriste, Copons, les frères Olivares, Garrote et le reste des nôtres étaient rouges du sang ennemi, aveugles à force de tuer à droite et à gauche. Nous eûmes la surprise de voir les Anglais se mettre à courir, des dizaines d’entre eux, comme je vous le raconte, battant en retraite tandis que les nôtres les attaquaient dans le dos. Ils arrivèrent ainsi devant le cadavre de Don Pedro de la Daga, puis continuèrent leur débandade, laissant derrière eux une sanglante boucherie. Quant à moi, le drapeau bien serré entre mes bras, je continuais à hurler de toutes mes forces, criant mon désespoir, ma rage et le courage des hommes et femmes qui m’avaient fait. Pardieu, j’allais encore connaître bien des aventures et des combats, certains aussi acharnés que celui-ci. Mais, aujourd’hui encore, je me mets à pleurer comme le petit homme que j’étais alors, quand ces souvenirs me reviennent en mémoire, quand je me vois, âgé de quinze ans à peine, tenant dans mes bras cet absurde chiffon au damier bleu et blanc, criant et courant sur la côte ensanglantée du réduit de Terheyden, le jour où le capitaine Alatriste chercha un bon endroit pour mourir et où je le suivis au milieu des Anglais avec ses camarades, parce que nous allions nous aussi tomber tôt ou tard et que nous aurions eu honte de le laisser tout seul.
EPILOGUE
Le reste est un tableau. Le reste appartient à l’Histoire. C’était déjà le cas neuf ans plus tard, ce matin où je traversai la rue pour entrer dans l’atelier de Diego Velázquez, valet de garde-robe du roi à Madrid. C’était une journée grise d’hiver, plus maussade encore que celles de Flandres. La glace des flaques d’eau craquait sous mes bottes à éperons et, malgré ma cape et mon chapeau bien enfoncé sur ma tête, l’air froid me cinglait le visage. Je fus heureux de me glisser dans la tiédeur du couloir obscur, puis d’entrer dans le vaste atelier où un feu brûlait allègrement dans la cheminée, à côté des grandes fenêtres qui éclairaient les toiles accrochées sur les murs, posées sur des chevalets ou sur le plancher. La pièce sentait la peinture, l’huile, le vernis et l’essence de térébenthine. Elle embaumait aussi le bouilli de poulet qui mijotait avec des épices et du vin à côté de la cheminée, sur un fourneau.
— Servez-vous, monsieur Balboa, dit Diego Velázquez.
Un séjour en Italie, la vie à la Cour et la faveur de notre roi Philippe IV lui avaient fait perdre le plus gros de son accent sévillan depuis ce jour, onze ou douze ans plus tôt, où je l’avais vu pour la première fois sur le parvis de San Felipe. Pour l’heure, il était en train de nettoyer minutieusement avec un chiffon propre des pinceaux qu’il alignait ensuite sur une table. Les cheveux en désordre, comme sa moustache et sa barbe, il était vêtu d’une journade noire, couverte d’éclaboussures de peinture. Levé avec le soleil, le peintre favori de notre monarque ne faisait jamais sa toilette avant une heure avancée de la matinée, quand il s’arrêtait de travailler pour se reposer et se réchauffer l’estomac. Aucun de ses intimes n’aurait osé le déranger avant cette pause. Puis il continuait son travail dans l’après-midi, quand il prenait une collation. Ensuite, si sa charge au palais ou d’autres engagements importants ne l’en empêchaient pas, il se promenait sur le parvis de San Felipe, la Plaza Mayor ou au Prado, souvent en compagnie de Don Francisco de Quevedo, d’Alonso Cano et d’autres amis, disciples et connaissances. Je déposai ma cape, mes gants et mon chapeau sur un escabeau et je m’approchai de la marmite pour me servir une louche de bouilli dans un bol de terre cuite vernissée. J’avalai à petites gorgées le bouillon, tout en me réchauffant les mains.
— Et comment vont vos affaires au palais ? demandai-je.
— Doucement, doucement, répondit-il.
À l’époque, Velázquez s’était vu confier l’importante tâche de décorer la grande salle des royaumes dans le nouveau palais du Buen Retiro. Cette tâche, comme d’autres, lui avait été assignée par le roi lui-même, ce dont il n’était pas peu fier. Mais, se lamentait-il parfois, il manquait d’espace pour cet ouvrage qui ne lui laissait pas non plus la quiétude nécessaire pour travailler à son gré. Pour cette raison, il venait de céder sa charge d’huissier de la chambre du roi à Juan Bautista del Mazo, se contentant de celle, honorifique, d’officier de la garde-robe.
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