Carlos Zafón - Le jeu de l'ange

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J'avais pensé trouver la porte de la chambre fermée à clef, mais la poignée tourna sous ma main où battait la douleur sourde des coupures. Je poussai le battant. La première chose qui me frappa fut mon haleine flottant devant mon visage. La seconde, le carrelage blanc couvert de traces de sang. La fenêtre donnant sur le jardin était grande ouverte et les rideaux ondulaient dans le vent. Le lit était vide. Je m'approchai et pris une des courroies de cuir avec lesquelles le médecin et les infirmiers avaient attaché Cristina. Elle était coupée net, comme si c'était du papier. Je sortis dans le jardin et discernai, brillant sur la neige, une piste d'empreintes rouges qui s'éloignait vers le mur. Je la suivis et tâtai l'enceinte qui entourait le jardin. Il y avait du sang sur les pierres. Je grimpai et sautai de l'autre côté. Les traces, erratiques, se dirigeaient vers le village. Je me souviens de m'être mis à courir.

Je suivis les empreintes dans la neige jusqu'au parc qui longeait le lac. La pleine lune brillait sur la grande plaque de glace. Je l'aperçus alors. Elle avançait lentement, en boitant, sur le lac gelé, abandonnant derrière elle une traînée sanglante. Quand j'arrivai sur le bord, elle avait déjà franchi une trentaine de mètres vers le milieu du lac. Je criai son nom et elle s'arrêta. Elle se retourna lentement et je la vis sourire tandis qu'un réseau de fissures s'étoilait sous ses pieds. Je sautai sur la glace, la surface craquant à mon passage, et courus derrière elle. Cristina resta immobile. Les crevasses sous elle s'élargissaient comme un lierre étendant ses tentacules noirs. La glace cédait sous mes pas et je tombai en avant.

— Je t'aime, l'entendis-je dire.

Je rampai jusqu'à elle, mais le réseau de failles, s'agrandissant sous mes mains, l'encercla. Quelques mètres à peine nous séparaient encore, quand la glace se rompit et céda sous ses pieds. Des gueules noires s'ouvrirent et l'engloutirent comme dans une fosse de goudron. Cristina n'eut pas plus tôt disparu de la surface que les plaques de glace se rapprochèrent, refermant l'ouverture où elle avait été précipitée. Son corps glissa de quelques mètres sous la glace, poussé par le courant. Je réussis à me traîner jusqu'à l'endroit où elle avait été happée et frappai la glace de toutes mes forces. De l'autre côté de cette plaque translucide, Cristina me voyait, les yeux ouverts et les cheveux ondoyant dans le courant. Je cognai en me déchirant les mains, en vain. Cristina n'écarta jamais les yeux des miens. Elle colla une paume à la glace et sourit. Les ultimes bulles d'air s'échappaient déjà de ses lèvres et ses pupilles se dilataient pour la dernière fois. Une seconde plus tard, lentement, elle commença de s'enfoncer pour toujours dans les noires profondeurs.

11.

Je ne retournai pas dans ma chambre prendre mes affaires. Caché sous les arbres entourant le lac, je vis le docteur et deux gardes civils venir à l'hôtel puis, de l'autre côté des vitres, parler avec le gérant. À l'abri des rues obscures et désertes, je traversai le village pour gagner la gare ensevelie sous la neige. Deux lampadaires à gaz permettaient de deviner la forme d'un train à quai. Le signal rouge brillait sur le squelette de métal noir du sémaphore à la sortie de la gare. La locomotive était silencieuse ; des larmes de glace pendaient des rails et des leviers d'aiguillage telles des gouttes de gélatine. Les wagons étaient dans l'obscurité, les fenêtres voilées par le givre. Nulle lumière ne brillait dans le bureau du chef de gare. Le train ne partirait pas avant plusieurs heures et la gare était déserte.

Je m'approchai d'un wagon et tentai d'ouvrir une portière. Elle était fermée de l'intérieur. Je descendis sur la voie et longeai le train. À la faveur de l'ombre, je grimpai sur la plateforme reliant les deux wagons de queue et eus plus de chance avec la porte qui permettait aux voitures de communiquer entre elles. Elle était ouverte. Je me glissai dans le wagon, avançai dans la pénombre et entrai dans un compartiment dont je bloquai la serrure. Grelottant de froid, je me laissai choir sur une banquette. Je n'osais pas fermer les yeux de peur de retrouver, m'attendant, le regard de Cristina sous la glace. Des minutes passèrent, peut-être des heures. À un certain moment, je me demandai pourquoi je me cachais et pourquoi j'étais incapable de rien ressentir.

Je me réfugiai dans ce vide et laissai filer le temps, me cachant comme un fugitif et écoutant les mille plaintes du métal et du bois qui se contractaient sous le froid. Je scrutai l'ombre derrière les fenêtres jusqu'au moment où la lumière d'une lanterne frôla les parois du wagon et où j'entendis des voix sur le quai. Je nettoyai du bout des doigts une lucarne dans la pellicule de givre qui masquait les vitres et aperçus le mécanicien et deux ouvriers se diriger vers l'arrière du train. À une dizaine de mètres, le chef de gare discutait avec les deux gardes civils que j'avais déjà aperçus à l'hôtel en compagnie du docteur. Je le vis acquiescer et sortir un trousseau de clefs, tout en allant vers l'avant du train suivi des gardes civils. Je me retirai de nouveau dans le compartiment. Quelques secondes plus tard, j'entendis le bruit des clefs et le claquement de la portière du wagon. Des pas retentirent à l'extrémité du couloir. Je débloquai la fermeture de la porte du compartiment et me couchai par terre sous une des banquettes, me collant à la cloison. Les pas des gardes civils s'approchèrent, le faisceau de leurs lanternes traçant des rais de lumière bleue qui glissaient sur les vitres des compartiments. Lorsque les pas s'arrêtèrent devant le mien, je retins ma respiration. Les voix s'étaient tues. La porte s'ouvrit et les bottes passèrent tout près de mon visage. Le garde resta là quelques secondes, puis sortit et referma. Ses pas s'éloignèrent.

Je demeurai là, immobile. Quelques minutes plus tard, je perçus un cliquettement, et un souffle chaud s'exhalant de la grille du chauffage me caressa la figure. Une heure plus tard, les premières lueurs de l'aube frôlèrent les fenêtres. Je sortis de ma cachette et regardai dehors. Des voyageurs solitaires ou en couple parcouraient le quai en traînant leurs valises et leurs ballots. Les parois et le plancher du wagon transmirent le grondement de la locomotive que l'on avait mise en marche. En quelques minutes, les voyageurs montèrent dans le train et le contrôleur alluma les lampes. Je me rassis sur la banquette près de la fenêtre et rendis leur salut à quelques passagers qui passaient devant mon compartiment. Lorsque la grande horloge de la gare indiqua dix heures, le train s'ébranla. Alors, seulement, je fermai les yeux et entendis les cloches de l'église sonner dans le lointain comme l'écho d'une malédiction.

Le trajet du retour fut marqué par d'interminables retards. Une partie des fils était tombée et nous arrivâmes à Barcelone au soir du vendredi 23 janvier. La ville était écrasée par un ciel écarlate sous lequel s'étendait une nappe de fumée noire. Il faisait chaud, comme si l'hiver était soudain parti, et un souffle sale et humide montait des grilles d'égout. En ouvrant le portail de la maison de la tour, je trouvai par terre une enveloppe blanche. Je distinguai le sceau de cire rouge qui la fermait et ne pris pas la peine de la ramasser, car je savais parfaitement ce qu'elle contenait : le rappel de mon rendez-vous avec le patron pour lui remettre le manuscrit cette nuit même dans la demeure voisine du parc Güell. Je montai l'escalier dans l'obscurité et ouvris la porte de l'étage. Je n'allumai pas et me rendis directement au bureau. J'allai à la fenêtre et contemplai la pièce sous la lumière infernale que répandait ce ciel en flammes. J'imaginai Cristina là, comme elle me l'avait décrit, à genoux devant le coffre. Ouvrant celui-ci et en retirant le dossier contenant le manuscrit. Lisant ces pages maudites avec la certitude qu'elle devait les détruire. Grattant les allumettes et approchant la flamme du papier.

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