Маргерит Юрсенар - Alexis ou le Traité du Vain Combat - Le Coup de Grâce
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- Название:Alexis ou le Traité du Vain Combat - Le Coup de Grâce
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- Издательство:Aelred - TAZ
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- Год:2012
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Sous prétexte de contributions de guerre, je partis pour Lilienkron, emmenant avec moi quelques hommes dans un vieux camion blindé. Le grinçant véhicule s’arrêta sur le seuil de la maison à demi rurale, à demi citadine, où la mère Loew s’occupait à faire sécher sa lessive au soleil de février, et profitait pour l’étendre du jardin à l’abandon de ses voisins évacués. Par-dessus sa robe noire et son tablier de toile blanche, je reconnus la courte pelisse déchirée de Sophie, dans laquelle la taille épaisse de la vieille femme apparaissait ridiculement boudinée. La perquisition ne fit que révéler le nombre attendu de bassins d’émail, de machines à coudre, d’antiseptiques et de numéros éraillés de journaux de modes de Berlin vieux de cinq ou six ans. Tandis que mes soldats chambardaient les armoires pleines de défroques que des paysannes à court d’argent avaient laissées en gage à l’accoucheuse, la mère Loew me fit asseoir sur le canapé rouge de la salle à manger. Tout en refusant de m’expliquer comment elle était entrée en possession de la pelisse de Sophie, elle insistait pour que je prisse au moins un verre de thé, avec un mélange d’obséquiosité dégoûtante et d’hospitalité biblique. Un tel raffinement de politesse finit par me sembler suspect, et j’arrivai dans la cuisine juste à temps pour empêcher une dizaine de messages du cher Grigori de se consumer à la flamme qui léchait le samovar. La mère Loew avait gardé par superstition maternelle ces papiers compromettants, mais dont le dernier datait d’au moins quinze jours, et qui, par conséquent, ne pouvaient rien m’apprendre de ce qui m’importait. Convaincue d’intelligence avec les Rouges, la vieille Juive n’en prenait pas moins le chemin du poteau d’exécution, même si ces bouts de papier à demi noircis ne contenaient que de futiles témoignages d’affection filiale, et encore pouvait-il s’agir d’un code. Les preuves étaient plus que suffisantes pour justifier un tel arrêt aux propres yeux de l’intéressée. Quand nous reprîmes place sur le meuble tendu de reps rouge, la vieille femme se résigna donc à transiger entre le silence et l’aveu. Elle confessa que Sophie exténuée s’était reposée chez elle le jeudi soir ; elle était repartie en pleine nuit. Quant aux buts de cette visite, je n’obtins d’abord pas le moindre éclaircissement.
— Elle voulait me voir, voilà tout, dit d’un ton énigmatique la vieille Juive, en clignant nerveusement ses yeux demeurés beaux malgré leurs paupières bouffies.
— Elle était enceinte ?
Ce n’était pas qu’une brutalité gratuite. Un homme à court de certitudes va loin dans le champ des hypothèses. Si l’une des dernières aventures de Sophie avait eu des suites, la jeune fille m’eût fui sans doute exactement comme elle l’avait fait, et la dispute sur l’escalier aurait pu servir à camoufler les secrètes raisons de ce départ.
— Voyons, monsieur l’officier. Une personne comme la jeune comtesse, ça n’est tout de même pas une de ces paysannes.
Elle finit par avouer que Sophie s’était rendue à Lilienkron dans l’intention d’emprunter des vêtements d’homme ayant appartenu à Grigori.
— Elle les a essayés à cette place où vous êtes, monsieur l’officier. Je ne pouvais tout de même pas lui refuser ça. Mais les vêtements n’allaient pas : elle était trop grande.
Je me souvins en effet que Sophie, âgée de seize ans, dépassait déjà le chétif commis de librairie de toute la tête. Il était comique de l’imaginer s’efforçant d’enfiler les pantalons et la veste de Grigori.
La mère Loew lui avait offert des vêtements de paysanne, mais Sophie avait tenu à son idée, et on avait fini par lui dénicher de sortables habits d’homme. On lui avait aussi fourni un guide.
— Qui est-ce ?
— Il n’est pas de retour, se contenta de répondre la vieille Juive, dont les bajoues se mirent à trembler.
— Et c’est parce qu’il n’est pas de retour que vous êtes cette semaine sans lettre de votre fils. Où sont-ils ?
— Si je le savais, monsieur, je crois que je ne vous le dirais pas, fit-elle avec une certaine noblesse. Mais à supposer que je l’aie su il y a quelques jours, vous pensez bien que mes renseignements seraient périmés à l’heure qu’il est.
C’était le bon sens même, et cette grosse femme qui montrait malgré soi tous les signes de la terreur physique ne manquait pas d’un secret courage. Ses mains croisées sur son ventre tremblaient convulsivement, mais les baïonnettes eussent été aussi impuissantes avec elle qu’avec la mère des Macchabées. J’étais déjà résolu à laisser la vie sauve à cette créature qui n’avait fait après tout qu’entrer dans la partie obscure que Sophie et moi jouions l’un contre l’autre. Ceci n’arrangea rien, car la vieille Juive se fit assommer par des soldats quelques semaines plus tard, mais en ce qui me concernait, j’aurais aussi bien pu écraser une chenille que cette malheureuse. J’aurais montré moins d’indulgence si c’eût été Grigori ou Volkmar que j’avais tenu en face de moi.
— Et mademoiselle de Reval vous avait sans doute confié depuis longtemps son projet ?
— Non. Il en avait été question l’automne dernier, fit-elle avec ce timide coup d’œil qui cherche à se rendre compte si l’interlocuteur est renseigné. Elle ne m’en avait pas reparlé depuis.
— Bien, fis-je en me levant, et j’introduisis du même coup le paquet charbonneux des lettres de Grigori dans une de mes poches.
J’avais hâte de quitter cette chambre où la pelisse de Sophie, jetée sur un coin de sofa, m’attristait comme la présence d’un chien sans maître. Je resterai persuadé jusqu’à ma mort que la vieille Juive l’avait exigée en payement de ses bons offices.
— Vous savez à quels risques vous vous êtes exposée en aidant Mademoiselle de Reval à se faire conduire chez l’ennemi ?
— Mon fils m’a dit de me mettre au service de la jeune comtesse, me répondit la sage-femme qui semblait se soucier fort peu de la phraséologie des temps nouveaux. Si elle est parvenue à le rejoindre, ajouta-t-elle comme malgré soi, et sa voix ne put retenir un caquètement d’orgueil, je pense que mon Grigori et elle se seront mariés. Cela facilite aussi les choses.
Dans le camion qui me ramenait à Kratovicé, je me mis à rire tout haut de ma sollicitude à l’égard de la jeune Madame Loew. Toutes les probabilités étaient certes pour que le corps de Sophie se trouvât en ce moment étendu dans un fossé ou derrière un buisson, les genoux repliés, les cheveux souillés de terre, pareil au cadavre d’une perdrix ou d’une faisane endommagée par un braconnier. Des deux possibilités, il est naturel que j’eusse préféré celle-là.
Je ne cachai rien à Conrad des renseignements obtenus à Lilienkron. J’avais sans doute besoin d’en savourer l’amertume avec quelqu’un. Il était clair que Sophie avait obéi à l’impulsion qui pousse une fille séduite ou une femme abandonnée, même sans goût pour les solutions extrêmes, à entrer au couvent ou au bordel. Loew seul me gâtait un peu ce départ considéré de la sorte, mais j’avais déjà assez d’expérience à cette époque pour savoir qu’on ne choisit pas les comparses de sa vie. J’avais été le seul obstacle chez Sophie au développement du germe révolutionnaire ; du moment qu’elle arrachait de soi cet amour, elle ne pouvait plus que s’engager à fond sur une route jalonnée par les lectures de l’adolescence, par la camaraderie excitante du petit Grigori, et par ce dégoût que les âmes sans illusions réservent au milieu où elles ont grandi. Mais Conrad avait cette tare nerveuse de ne pouvoir jamais accepter les faits tels qu’ils sont, sans prolongements douteux d’interprétations ou d’hypothèses. J’étais atteint du même vice, mais du moins mes suppositions ne tournaient pas comme chez lui au mythe ou au roman vécu. Plus Conrad réfléchissait à ce départ secret, sans une lettre, sans un baiser d’adieu, plus il soupçonnait à la disparition de Sophie des motifs louches qu’il valait mieux laisser dans l’ombre. Ce long hiver à Kratovicé avait fait du frère et de la sœur ces complets étrangers que seuls deux membres d’une même famille peuvent réussir à devenir aussi parfaitement l’un pour l’autre. Dès mon retour de Lilienkron, Sophie ne fut plus pour Conrad qu’une espionne dont la présence parmi nous expliquait nos mécomptes, et même mon récent désastre à Gourna.
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