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GAVALDA Anna: Billie

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GAVALDA Anna Billie

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– Parce que c’est la fin de notre scène et que c’est l’heure de goûter. Tu viens ?

Dans la cuisine, en buvant je ne sais plus quoi, de l’Orangina, je crois, et en mangeant les madeleines en caoutchouc de sa mamie, je n’ai pas pu m’empêcher de penser tout haut :

– C’est nul de nous couper comme ça… On a trop envie de savoir ce qu’elle va répondre…

Il a souri.

– Je suis d’accord… Le problème, c’est qu’après, il y a des gros pavés de texte… Des longs, longs monologues… À apprendre, ce serait coton… Mais c’est vrai que c’est dommage parce que le plus beau de cette scène, tu verras, c’est tout à la fin, quand Perdican s’énerve et explique à Camille que oui, tous les hommes sont des nazes et que oui, toutes les femmes sont des morues, mais qu’il n’y a rien de plus beau au monde que ce qui se passe entre un naze et une morue quand ils s’aiment…

Je lui ai souri.

On ne s’est rien dit d’autre mais, à ce moment-là, tous les deux, on connaissait déjà la suite.

On a fait genre de finir nos verres comme si de rien n’était, mais on le savait.

On le savait, et on savait que l’autre le savait aussi.

On le savait, que c’était notre dernière chance et qu’on tenait là notre revanche sur toutes ces années de solitude passées au milieu des nazes et des morues du monde entier.

Oui. On a rien dit et on a regardé par la fenêtre pour redescendre en pression, mais on le savait.

Qu’en vrai, nous aussi, on était beaux…

картинка 9

Je pourrais passer la nuit à te raconter ce qui s’est passé ensuite. Ces deux semaines avec lui, à discuter, à apprendre, à travailler, à jouer, à nous engueuler, à nous réconcilier, à jeter mon bouquin, à m’énerver, à renoncer, à criser, à recommencer, à jouer de nouveau et à travailler encore.

Je pourrais y passer la nuit parce que, pour moi, ma vie, elle a commencé là…

Et ce n’est pas une expression, petite étoile, c’est un extrait d’acte de naissance, alors ne badine pas avec ça, s’il te plaît. Tu me vexerais.

*

Nous avions décidé de nous retrouver tous les après-midi pour répéter les scènes que nous avions apprises le matin même et, très vite, j’ai dû trouver un autre endroit que mon doux foyer pour être au calme.

J’ai testé plusieurs coins : l’arrière d’une carcasse de voiture, le porche de l’ancienne scierie, le lavoir, mais c’était devenu un jeu, chez les morpions de ma belle-sœur (de mon genre de belle-sœur, disons, de ma belle-sœur à la mode de chez nous), de me pister non-stop pour venir m’emmerder et, au final, j’ai atterri au cimetière et je me suis installée dans un caveau.

Toutes ces croix, tous ces ossements, tous ces débris de pierres cassées et de fer rouillé, ça vous calmait direct et c’était parfait pour amadouer cette chieuse de Camille et sa manie des crucifix.

Je ne l’ai pas fait exprès, mais vraiment, ça tombait bien…

Je ne sais pas si c’était lié au lieu, si les morts avaient décidé de me donner un petit coup de pouce parce qu’ils s’ennuyaient et qu’ils voulaient tuer le temps, mais je n’en reviens toujours pas, de la vitesse et de la facilité avec lesquelles j’ai appris ces textes.

Comme j’ai conservé précieusement mon vieux bouquin, il m’est arrivé de relire notre scène pour le plaisir et à chaque fois, j’ai été obligée de me pincer pour y croire. Mais comment avons-nous fait ? Mais comment ai-je fait ? Moi qui ne sais toujours pas mes tables de multiplication et qui pédalais dans le vide dès qu’un prof nous demandait d’apprendre par cœur un truc de plus de cinq lignes ?

Je ne sais pas… Je crois que c’était pour être digne de Franck Muller… Pour ne pas le décevoir… Pour le remercier de m’avoir parlé si gentiment le premier jour…

C’est bête, hein ?

Et puis… je serais incapable de l’expliquer avec des mots intelligents, mais il me semblait que je tenais là beaucoup plus qu’une revanche à la con sur un monde et des gens qui, en réalité, m’indifféraient depuis longtemps…

Je n’avais rien à prouver à personne.

Rien.

Je voulais juste faire plaisir à Franck et m’arracher.

J’étais trop jeune pour le comprendre à l’époque et je n’ai pas assez de vocabulaire pour le dire aujourd’hui, mais j’avais l’impression, quand j’étais recroquevillée dans mon caveau à apprendre les mots de cette fille qui n’en finissait pas de gratter, de gratter et de gratter encore pour trouver une réponse aux questions de folie qui lui mangeaient la tête, que j’en profitais aussi. Oui, que je me faufilais dans ce quelque chose d’affamé d’elle pour lui prendre un peu de sa niaque au passage et me barrer dans son sillon.

Ce que je devais me dire sans le savoir, c’est que si j’assurais vraiment avec mes répliques et que je permettais ainsi à Franck Muller de jouer son rôle dans les meilleures conditions possibles, eh bien, je ne serais plus des Morilles.

Je serais… de moi-même. De moi toute seule. De ce caveau abandonné. De ma minuscule chapelle…

Oui, j’étais cachée là, assise au milieu des gravats à écouter les délires de cette petite bourge qui n’avait jamais souffert de rien et qui voulait tout, qui voulait rafler toute la mise avant même de commencer la partie ou qui préférait ne pas jouer sinon, qui préférait ne rien vivre plutôt que de vivre comme les autres et tout ce que j’avais à faire, c’était de la serrer de près pour qu’elle me fasse la courte échelle vers son besoin de plus grand qu’elle.

Parce que même si je n’étais pas d’accord avec ses fixettes, je l’admirais…

Je savais qu’elle se trompait. Je savais que les bonnes sœurs lui avaient lessivé le cerveau et que ça l’arrangeait bien parce qu’elle avait les jetons de sauter dans le vide. Je savais qu’elle se laissait bouffer par son orgueil et qu’elle allait en chier toute sa vie à cause de son entêtement de pureté à la con. Je le savais, que si elle avait fait, elle aussi, ne serait-ce qu’un tout petit tour aux Morilles, elle se serait calmée direct et aurait envisagé sa vie avec plus de modestie, mais en attendant, et à cause de ça justement, c’était la meilleure coéquipière possible pour me faire la belle.

Elle était tellement butée et psychorigide qu’elle ne renoncerait jamais et si j’assurais de mon côté, tout tiendrait bon.

Yes. À deux têtes de mules pareilles, on allait le faire, ce putain de casse !

Bien sûr, rien de tout cela n’était conscient, mais j’avais quinze ans petite étoile… J’avais quinze ans et je me serais accrochée à n’importe quoi pour m’arracher…

Oui, je pourrais y passer la nuit, mais comme je n’ai pas le temps, je vais faire avance rapide et ne garder que deux moments importants de cette petite aventure…

Le premier, c’est la discussion qui a suivi sa lecture du premier jour et le second, c’est ce qui s’est passé à la fin de notre « représentation ».

Au fait, t’es toujours là, petite étoile ?

Tu me claques pas dans les doigts, hein ?

Quand t’en as trop marre de mes histoires, tu m’envoies un kit avec une civière et deux jolis garçons pour ressusciter mon Francky et je te lâche la grappe direct, promis.

(Hé, te fatigue pas… Choure-les chez Abercrombie, comme ça ils seront déjà montés.)

картинка 10

Elle est morte. Adieu, Perdican !

Et là, Franck s’est tu pour faire genre taa… dada… la suite après la pub !

Et la suite, je l’attendais avec impatience.

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