Je suis content que vous ayez décidé de dissoudre la MAD (une enquête, à laquelle j’ai collaboré, a définitivement rendu la Milice responsable de la mort d’Ombe et du Sphinx. Lorsque j’ai récupéré Romuald et Lucile, passablement amochés, sur l’Île-aux-Oiseaux, ils n’ont fait aucune difficulté pour accepter une exfiltration vers le Nûr-Burzum ; ce que mon père leur a réservé, à eux et à Fulgence, je n’en sais rien et ne veux pas le savoir ; mais ce n’est sûrement pas pire…). À mon avis, une association secrète n’a pas besoin d’héberger une sous-association secrète !
J’ai retrouvé avec plaisir ma chambre et mes habitudes dans notre appartement de l’avenue Mauméjean. Ma mère essaye d’être là plus souvent (je ne lui ai rien dit au sujet de ma véritable nature ; les mots peuvent construire mais également détruire ; tout dire n’est pas forcément bon. Est-ce que je lui en veux de m’avoir si longtemps caché la vérité ? Pour être franc, je ne sais pas si je l’aime pour son silence ou malgré lui…) . On gagne chaque jour en complicité. Elle m’apprend à faire le thé et à lire le tarot, j’ai réussi à l’intéresser à la cornemuse (j’ai dû m’en racheter une, ayant laissé la mienne aux trolls qui se sont découvert une passion pour cet instrument fin et léger).
J’ai également repris les cours (Jean-Lu est redevenu mon meilleur pote ; il faut dire qu’on a vécu ensemble le genre d’aventures qui rapprochent ! Je lui ai fait jurer le secret au sujet des lycans, et Arglaë a obtenu son adoption par le clan de l’Île-aux-Oiseaux) . J’essaye d’avoir les meilleures notes possible pour me débarrasser du lycée et passer à autre chose.
Vous me redemandez, dans votre lettre, où j’avais disparu pendant que vous étiez dans l’immeuble, et ce qui s’est passé exactement lors de mon affrontement avec Fulgence.
Comme je vous l’ai déjà dit, je suis descendu dans l’armurerie à la recherche d’ingrédients (menteur…) et, en fouillant, j’ai trouvé un passage secret qui m’a conduit dehors. Mon intention était de vous venir en aide de l’extérieur (ça, par contre, c’est vrai) . Je n’avais pas prévu que Fulgence tisse un sortilège d’exclusion autour du Horla ! Il m’a fallu du temps pour en venir à bout (Jasper…) . Quand je suis revenu, l’immeuble était effondré et vous étiez sous une bulle de protection. J’ai préparé l’assaut contre Fulgence et ses hommes, en utilisant le Livre des Ombres d’un sorcier disparu, spécialiste des batailles entre magiciens (c’est nul mais je n’ai trouvé que ça) . L’âpreté de l’affrontement nous a conduits hors du cratère. J’ai défait les mages et, quand Fulgence s’est retrouvé seul et qu’il a constaté que j’étais plus difficile à vaincre que prévu, il s’est enfui. Je n’ai pas trouvé la force de le poursuivre. Ensuite, je suis revenu vous aider puisque le sort qui vous protégeait vous immobilisait également (j’ai fait semblant d’avoir du mal à défaire l’enchantement, mais il m’a suffi de quelques mots de Parler Noir, murmurés discrètement, pour que la gourmette accepte de les libérer. Cette gourmette, donnée à Omb’r par notre père pour assurer sa protection quand elle était bébé, est à notre image : corps de métal humain et cœur d’essence démoniaque).
Ah ! j’entends la sonnerie de la porte d’entrée. C’est sûrement Nina. Elle vient me chercher. Ce soir, le groupe Alamanyar (constitué à présent et officiellement de Jean-Lu à la guitare, d’Arglaë à la basse, de Nina au chant et de moi à la cornemuse) joue aux Abattoirs, un lieu branché tenu par des vampires et sécurisé par des lycans (à la suite de leur grosse bagarre et après s’être bien défoulés, vampires et loups-garous ont conclu une trêve ; j’ai exigé un accord signé ; Nacelnik a un peu renâclé mais, après avoir perdu au bras de fer contre Erglug, il a accepté ; étrangement, Séverin s’est soumis tout de suite ; je crois qu’il a plus peur de moi que du troll… Quant au corps de la reine, je me suis occupé personnellement - et discrètement - de son inhumation aux côtés du Sphinx, dans le cimetière gardé par les arbres).
J’arrête là ma lettre. À bientôt !
Marienna , comme disent les elfes. Allez vers ce qui est bon !
Et surtout, chère mademoiselle Rose, gardez-vous…
Jasper, Agent (titulaire !) de l’Association
Rêve rouge
Dans le ciel couleur de sang, les nuages vont beaucoup trop vite.
Je rajuste mon pantalon noir, centre la boucle en fer poli de mon ceinturon et ferme les boutons en pierres de cornaline de ma chemise de soie rouge. Je fais bouger mes orteils dans mes bottes aux semelles de métal. Autour de moi s’étend, à perte de vue, une plaine aride et caillouteuse.
Où suis-je ?

– Tu es dans le Nûr-Burzum, Jasp’r ! Bienvenue chez toi !
Omb’r se tient là, droite et souriante, vêtue d’une combinaison de cuir qui épouse ses formes parfaites, drapée dans un manteau de la même matière et chaussée de somptueuses cuissardes rouges.
– Est-ce que tu sais pourquoi je suis là, Omb’r ?
– Certainement parce que tu en avais envie, petit frère. Tu restes « le chevaucheur, le voleur de nuage, qui danse sur la lande comme le faucon en voyage… ».
– Je connais ce poème…
– C’est normal, tu en es l’auteur. Ici, tu es un poète renommé !
Une brise chaude et légère se lève, charriant des odeurs de rouille.
– Et maintenant, Omb’r, qu’est-ce qu’on fait ?
– Ce qu’on veut. Nous sommes les puissants de ce royaume. Désires-tu combattre et répandre le sang dans l’arène ? Tu es doué pour ça.
– Ah ?
– Trente vampires pourraient en témoigner, s’ils avaient survécu.
– Je préfère courir.
– Alors courons, petit frère ! Soyons les « coureurs infatigables, martelant de leurs pas les chemins innombrables ! »
Omb’r bondit en avant et je m’élance à sa suite.
Mon souffle devient léger. Je rattrape Omb’r et nous allons côte à côte, rapides comme le vent. Au loin, j’aperçois la silhouette de Ghâsh-lug, la montagne de feu, qui éclaire le royaume de ses flammes rouges. J’éclate d’un rire joyeux.
Nos foulées s’allongent. Nous laissons derrière nous des empreintes profondes. Chocs sourds du métal contre la roche. Des étincelles naissent sous nos pas. Je gonfle ma poitrine. Heureux.

Omb’r ralentit à l’approche d’arbres calcinés.
Une brume épaisse, grise, recouvre la forêt pétrifiée comme un pesant catafalque. Je vois à peine où je pose les pieds.
– « Je suis le marcheur aveugle, les yeux figés contemplant une lune qui tarde à se montrer… », je murmure malgré moi.
– « Tu arpentes l’horizon orange qui fabrique d’étranges orages… Éclair d’ivoire, gouttelettes d’eau pâle, châle de pluie sur l’herbe endormie… La feuille se détache et tombe sur la peau de la mare, dans laquelle se reflète un morceau de ciel noir… », continue Omb’r en posant sa tête contre mon épaule.
– Es-tu heureuse, ma sœur ?
– Oui, Jasp’r. Ici je suis libre et je suis moi. Toi seul me manques.
– Est-ce un rêve, Omb’r, ou la réalité ?
– Est-ce si important ?
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