Erik L'Homme - A Comme Association T5 - Là où les mots n'existent pas

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Erik LHomme Là où les mots nexistent pas A comme Association tome 5 - фото 1

Erik L’Homme

Là où les mots n’existent pas

A comme Association, tome 5

Éditions Gallimard Jeunesse 2011 Prologue Ombe ne mentait pas On vole - фото 2

Éditions Gallimard Jeunesse, 2011

Prologue

Ombe ne mentait pas. On vole littéralement.

Plus de feux, plus de panneaux, juste les lumières de la ville qui se confondent dans une grande traînée lumineuse.

Et le rugissement du moteur.

Je me cramponne, les deux bras autour de sa taille.

Je ne peux m’empêcher de respirer son odeur, près de son cou. Ce n’est pas du parfum mais une fragrance naturelle. Un mélange de mousse et d’herbe brûlée, de pierre chauffée au soleil et d’eau de rivière.

C’est délicieux.

Mon cœur s’affole tandis que je me contrains au calme.

Le mot « sœur » m’est venu naturellement, tout à l’heure. Il s’est imposé à moi comme une évidence. Il me paraissait le plus adapté, le plus juste pour décrire ce que je ressens au fond de moi depuis ce soir – depuis toujours ?

— C’est le plus beau Noël de ma vie ! je hurle contre son casque.

— Hein ? Je n’entends pas ! répond-elle en penchant la tête.

— Non, rien !

Et pour moi, seulement pour moi, je chante à tue-tête les paroles des Doors qui disparaissent dans la nuit, emportées par le vent de la course :

« Take a long holiday

Let your children play

If ya give this man a ride

Sweet memory will die

Killer on the road, yeah [1] »

1

L’obscurité.

L’obscurité et le silence.

Bip.

Je suis sur le dos, les bras en croix, le regard perdu dans les ténèbres. Je ne parviens pas à bouger. Je suis sur le dos et quelque chose m’écrase, de lourd, d’épais, de noir. Comme du goudron. J’ai du mal à respirer.

Bip.

J’ai souvent fait ce genre de cauchemar. C’est la nuit. Je tombe dans un étang en fuyant des monstres. Je suis aspiré par la vase, jusqu’au fond. J’appelle au secours, mes poumons se remplissent d’eau. Je suffoque. Je me redresse dans mon lit et je hurle.

Bip.

Sauf que là je n’arrive pas à ouvrir la bouche.

Bip.

Où je suis ? Aucune idée. Est-ce que c’est ça, la mort ? Non. La mort, c’est l’absence totale de sensation. De perception. De conscience. Et là j’ai mal. Enfin je crois. Donc je pense, puisque je me demande si je suis mort…

La mort… Là où les mots n’existent pas.

Bip.

Un bourdonnement.

Bip.

Il me semble entendre un bourdonnement. Une abeille, près de mon oreille, qui agiterait ses ailes, loin, très loin.

Bip. Bip.

Un fourmillement.

Bip. Bip.

Dans mes doigts.

Bip. Bip. Bip.

Non, sur mes doigts. Comme si ma main, inerte, servait de socle à la construction d’une fourmilière.

Bip. Bip. Bip.

J’ai compris. Je suis cent pieds sous terre. Le poids qui écrase ma poitrine, c’est la boue, la fange dont on m’a recouvert. Le bruit qui parvient à mes oreilles, c’est l’inéluctable approche de l’armée des vers, et la sensation de brûlure sur mes doigts, leur avant-garde qui goûte la marchandise. On m’a enterré vivant. On m’a enterré vivant…

On m’a enterré vivant !

Biiiiiiiiiiip.

— Jasper !

Mes yeux papillonnent lourdement. Une clarté intense s’immisce sous mes paupières et me blesse.

— La lumière ! Baissez la lumière, bon sang !

J’ai déjà entendu cette voix.

La pénombre revient et m’apaise. Je parviens à tourner légèrement la tête sur le côté et à entrouvrir les yeux. Je veux voir ma main, ma main rongée par les vers. Mordue par les fourmis.

Pas de fourmis. Mais une autre main dans la mienne. Une main sèche qui s’est emparée de mes doigts et les masse doucement.

— Jasper ?

Cette voix. Je la connais aussi.

Je fais un effort gigantesque pour relever la tête et regarder autour de moi. Quelqu’un me redresse contre l’oreiller, avec précaution.

Je suis dans un lit. Un lit blanc. Tout est blanc autour de moi.

Au-dessus de ma tête, une poignée se balance mollement. Des appareils clignotent. Une aiguille est plantée dans mon bras.

Je suis dans une chambre d’hôpital.

— Ne parle pas, garde tes forces, me dit la première voix, celle d’un homme, chaude et légèrement tremblante.

— Tu reviens de loin, ajoute une deuxième voix, douce et féminine, dans laquelle perce le soulagement. De très loin.

— Tu nous as fait une belle peur, gamin, précise une troisième voix, caverneuse.

— Ro… se ? je parviens à articuler. Wa… Walter ? Et… le Sphinx ?

J’ai l’impression qu’on a passé sur ma langue le grattoir d’une éponge et qu’une colonie de porcs épics a élu domicile dans ma gorge. Je tousse. Walter approche un verre de ma bouche. Le Sphinx me tient la tête comme à un enfant.

Mon cerveau commence à se réveiller.

Lentement, très lentement.

Walter est un petit homme, bedonnant et chauve, qui transpire beaucoup. C’est le directeur de l’Association.

L’Association, c’est l’organisation pour laquelle je travaille.

Rose – mademoiselle Rose – est la secrétaire de l’Association. Grande, maigre, avec un chignon et des lunettes. C’est à elle que je fais mes rapports puisque je suis Agent de l’Association, Agent stagiaire…

Le Sphinx, lui, c’est l’armurier. Le maître des lames et des potions. Gladiateur, dans une autre vie. S’il a quitté sa cave et ses papillons, c’est que la fin du monde est proche.

J’ai l’impression que ma tête va exploser.

— Qu’est-ce qui… s’est passé ? Qu’est-ce… que je… fais là ? je continue péniblement.

— Tu as eu un accident, réplique Walter, après un bref échange de regards avec le Sphinx et mademoiselle Rose.

Je ferme les yeux.

Je suis à l’hôpital parce que j’ai eu un accident. Logique.

Reste à me rappeler comment j’ai eu cet accident. Une voiture ? Est-ce qu’une voiture m’a renversé ? Non.

Un camion ? Non plus.

Je suis peut-être tombé de mon scooter…

Non, il est toujours aux entrepôts, sur les bords de Seine, je ne l’ai pas encore récupéré.

Une moto ! Je me souviens, j’étais sur une moto. Ce n’est pas moi qui conduisais.

Pas moi qui conduisais…

Je rouvre les yeux et je cherche autour de moi.

Un lit.

Un autre lit.

Je laisse ma tête retomber sur l’oreiller.

Je suis seul dans la chambre.

— Ombe ? je demande d’une voix cassée. Elle était sur la moto…

— Du calme, petit, intervient le Sphinx.

Dans ses yeux bleu pâle, je lis une immense tristesse.

— Tu dois te reposer, renchérit Walter en évitant mon regard, tandis que mademoiselle Rose accentue sa pression sur ma main.

— Répondez-moi, Walter, je murmure, en sentant d’irrépressibles sanglots monter de ma poitrine. Où est Ombe ?

Je n’écoute pas la réponse. Est-ce que Walter, ou le Sphinx, ou mademoiselle Rose, m’ont répondu ? Aucune importance. Parce que je sais.

Comme un couteau aiguisé vient déchirer une étoffe. Comme un éclair illumine brutalement un paysage envahi par la nuit.

Je sais.

Tout me revient et me submerge.

J’étais derrière Ombe, on roulait dans les rues désertes. Je chantais. J’étais heureux. Et puis un homme a surgi d’une ruelle, devant nous. Ombe a freiné pour l’éviter.

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