« Oh ! mon Dieu », dis-je en apercevant l’endroit.
Autour de nous, la foule se pressait et les gens, bien emmitouflés dans leurs manteaux de fourrure, se protégeaient le visage de la neige qui tombait.
« Peux-tu dire, à en juger d’après leur habillement, qui ils sont ? me demanda Leslie. Suppose qu’ils soient des New-Yorkais coiffés de chapeaux de poils ? »
Nous ne pouvions pas être à New York, car les rues n’étaient pas suffisamment étroites et je ne ressentais pas cette peur que l’on éprouve à New York le soir. Mais ces considérations mises à part, il était difficile de juger, à l’allure des gens, de l’endroit où nous nous trouvions.
« Cela n’a rien à voir avec les chapeaux, dis-je au bout d’un moment. Mais de toute évidence, ces gens sont des Russes !
— Ne crois-tu pas qu’ils pourraient être des Américains ? me demanda-t-elle encore. Et si nous nous trouvions à Minneapolis que nous rencontrions ces personnes, dirais-tu que ce sont des Russes ? Et moi, ai-je l’air d’une Russe ? » ajouta-t-elle au bout d’un moment.
Je penchai la tête, fis semblant de loucher en sa direction et me fis la réflexion suivante : Au beau milieu de tous ces Soviétiques, une femme aux yeux bleus, aux cheveux blonds et aux pommettes saillantes … Puis à voix haute, je lui dis : « Vous êtes très belles, vous, les femmes russes !
— Spasibo », me répondit-elle avec un air de modestie affectée.
Un couple qui marchait bras dessus bras dessous et s’avançait en notre direction, s’arrêta net lorsqu’ils nous aperçurent. Puis, ils se mirent à nous dévisager comme si nous avions été des Martiens fraîchement débarqués de leur soucoupe volante. Et les autres piétons, lorsqu’ils arrivaient à leur hauteur, leur jetaient des regards noirs, fâchés qu’ils étaient d’être ralentis dans leur course. Puis les contournant, ils poursuivaient leur chemin. Le couple ne leur portait pas même attention et gardait les yeux rivés sur nous, se demandant comment il se faisait que les passants puissent passer à travers nous comme au travers de l’air.
« Bonjour ! » leur dit Leslie en leur faisant un petit signe de la main.
L’homme et la femme, qui se trouvaient à sept mètres de là, restèrent cois et ne lui rendirent pas son salut ; aussi, me demandai-je si nous avions perdu notre merveilleuse faculté de nous faire comprendre en quelque langue que ce soit.
Puis, m’essayant à mon tour, je leur dis :
« Bonjour ! Comment allez-vous ? Est-ce nous que vous cherchez ? »
La jeune femme fut la première à se ressaisir. Elle avait de longs cheveux bouclés qui tombaient en cascade sur ses épaules et des yeux intelligents qui, pour l’instant, nous détaillaient. « Nous vous cherchons, dites-vous ? nous demanda-t-elle. Eh bien, si tel est le cas, alors nous vous souhaitons la bienvenue ! »
Puis se rapprochant de nous, elle entraîna avec elle son ami qui aurait visiblement préféré garder ses distances.
« Vous êtes américains, n’est-ce pas ? » nous demanda ce dernier.
Depuis un bon moment, je retenais mon souffle et ne m’en aperçus que lorsque je commençai à respirer de nouveau.
« Nous étions justement à nous demander si vous étiez des Russes, lui répondis-je. Mais qu’est-ce qui vous porte à croire que nous sommes des Américains ? ajoutai-je ensuite.
— Vous en avez l’air, me répondit-il.
— Et à quoi jugez-vous de cet air ? lui demandai-je. Se trouve-t-il quelque chose dans nos yeux qui indique que nous appartenions au Nouveau Monde ?
— Non, me répondit-il. Mais nous reconnaissons les Américains à leurs chaussures. »
Leslie ne put s’empêcher de rire à cette remarque et elle lui demanda : « Et à quoi alors distinguez-vous les Italiens ? »
Il hésita un moment avant de lui répondre, puis osant un sourire timide, il lui dit : « Les Italiens, pas besoin de chercher longtemps, on les reconnaît au premier coup d’œil. »
Tous, nous nous esclaffâmes et je pensai alors en moi-même : Comme c’est étrange ! Cela fait à peine quelques minutes que nous nous connaissons et déjà nous nous comportons comme si nous étions des amis.
Puis, nous leur apprîmes qui nous étions et leur fîmes part de ce qui nous était arrivé. Mais plus que tout autre chose, ce fut notre état d’immatérialité qui les convainquit que nous étions bien réels. D’être de nationalité américaine, cela sembla fasciner Tatiana et Ivan Kirilov davantage que le fait que nous soyons leurs moi parallèles.
« Je vous invite à la maison, nous dit Tatiana au bout d’un moment. Et vous verrez, ce n’est pas très loin … »
J’avais toujours pensé que les Russes, comme les Américains, étaient des barbares civilisés et que c’était pour cette raison que nous en avions fait nos adversaires. Ceci dit, l’appartement des Russes n’avait rien de barbare, et se voulait au contraire chaleureux et sympathique.
« Mais entrez donc ! » nous dit Tatiana en ouvrant la porte et en nous conduisant au salon. « Bon, très bien. Maintenant, installez-vous confortablement. »
Une chatte persane somnolait paresseusement sur le divan. « Allô, Pétrouchka, lui dit Tatiana d’un ton enjoué. As-tu été bonne fille aujourd’hui ? » Puis s’assoyant à côté du chat, elle le prit sur ses genoux et le flatta gentiment. Pour toute réponse, Pétrouchka cligna des paupières, puis se recroquevilla sur elle-même et se rendormit.
De larges fenêtres donnaient sur la face est de la pièce, et le matin, les chauds rayons du soleil devaient y pénétrer. Sur la face opposée, une bibliothèque avait été aménagée et sur les rayons, on pouvait voir des livres, des bandes sonores et des disques. Parmi ceux-ci, s’empilaient des disques de Bartok, de Bach, de Prokofiev, que nous-mêmes écoutions à la maison, ainsi qu’un disque de Tina Turner et un autre de Nick Jameson.
Des livres sur les différents états de conscience, sur les perceptions extrasensorielles et sur les expériences du seuil de la mort attirèrent mon attention et je me fis la réflexion en les apercevant que Tatiana ne devait avoir lu aucun de ceux-ci. La seule chose qui manquait au décor était les ordinateurs et je me demandai comment ils faisaient pour vivre sans eux.
Ivan nous apprit qu’il avait une formation d’ingénieur en aéronautique, qu’il était membre du Parti et qu’il occupait maintenant un poste important au ministère de l’Aviation.
« Il n’importe guère au vent de savoir si nous pilotons pour l’aile soviétique ou l’aile américaine, dit Ivan au bout d’un moment et en s’adressant à moi. Dépassez l’angle critique et c’est la panne, n’est-ce pas ?
— Oh, les avions américains n’ont jamais de problèmes avec leurs ailes, lui dis-je, pince-sans-rire. Et qui plus est, les appareils américains ne tombent jamais en panne.
— Bof ! fit Ivan en hochant la tête, nous connaissons bien ces appareils. L’ennui, c’est que nous n’avons jamais réussi à faire monter des passagers à bord de ces avions qui ne peuvent même pas atterrir et qu’il nous a fallu capturer, avec des filets, les papillons pour les réexpédier à Seattle …
Nos épouses ne nous écoutaient pas et, tout à coup, j’entendis Tatiana dire à Leslie : « Il y a vingt ans, j’ai cru devenir folle ! Le gouvernement faisait tout son possible pour que les choses ne tournent pas rond, sous prétexte que cela fournirait du travail aux gens qui auraient alors pour tâche de réparer leurs gaffes. Mais moi, je n’en pouvais plus et un jour, je leur ai dit que j’en avais assez de toute cette bureaucratie et que ce n’était pas à nous d’encourager un tel désordre. Et je leur ai dit aussi de ne pas oublier que nous œuvrions dans le domaine cinématographique et que notre métier en était un de communicateur, pas de gratte-papier. Mais ils ont ri de moi et ils m’ont dit de conserver mon calme. Par chance, il y a maintenant perestroïka et glasnost, et les choses commencent à bouger un peu.
Читать дальше