Illico, j'en écrase comme un rouleau compresseur.
* * *
Des bruits me chatouillent le subconscient : celui du moulin à café de Félicie, en bas ; puis un klaxon de bagnole et enfin la sonnette de la grille. Des éclats de voix, des rires… Un silence pendant lequel je retourne dans le sirop. Cette fois on toque à ma porte. Pas besoin de demander qui c'est. II n'y a que Félicie pour frapper de cette façon discrète. Elle ne vous bouscule pas le sommeil, cette chérie. Elle vient vous chercher dans les vapes, sur la pointe des pieds. Lorsque je parviens à ouvrir un store, je l'aperçois, comme à travers un verre dépoli. Ou plutôt j'aperçois son sourire. Il est placé devant elle comme un paravent. J'y réponds par un autre sourire. Chaque fois ça me paraît magnifique qu'elle soit là, M'man, à mon petit réveil. On grandit, on devient un sale bonhomme avec des préoccupations et des vices, et votre Vieille est toujours là, discrète et attentive, avec le visage un peu plus blanc, les cheveux un peu plus gris, les yeux un peu plus résignés.
Je m'éveille tout à fait, je lui tends une main qu'elle embrasse. Une vieille dame qui vous fait un baise-main ça pourrait sembler idiot, non ? Mais je crois qu'avec Félicie c'est plutôt quelque chose de bath, de simple. Tout ce qu'elle fait : ses gestes les plus quotidiens, ses habitudes les plus furtives, ses moindres déplacements dans la maison dégagent je ne sais quoi de sédatif, c'est comme un parfum qu'on aimerait et qui vous apporterait des joies morales et sensorielles que les autres parfums ne procurent pas.
— Tu es rentré bien tard, mon Grand.
C'est pas un reproche. Simplement elle constate, et elle s'inquiète.
— Quelle heure est-il, M'man ?
— Dix heures. Monsieur et Madame Bérurier sont là.
Je me dresse, furax, avec un discret mal de crâne mondain.
— Quoi !
— Ils vont à la pêche et sont passés nous prendre. Ils ont de quoi pique-niquer et insistent pour que nous les accompagnions.
— Pas question ! tonné-je, j'en ai ma claque de ces deux monstres ! Je me les suis déjà farcis toute la journée d'hier à leur raconter l'Histoire de France depuis Vercingétorix jusqu'à Henri IV, ça suffit !
— Merci pour eux ! « lugubre » le Gros en apparaissant.
Discret, Béru ! Il entre dans votre chambre à coucher comme dans une pissotière. C'est beau une nature simple.
— Écoute, Grosse Pomme, m'excusé-je, j'ai besoin de récupérer un peu, moi. J'ai la menteuse qui me brûle encore, tellement j'ai jacté hier.
— Tu serais pas bonnard pour solder des poissecailles à la criée, observe-t-il, très Régence.
Je l'ai douché. M'man est navrée, bref, la journée démarre à cloche-pied.
— Vu l'heure méduse à laquelle on s'est balancé dans les torchons, explique-t-il galamment à M'man, j'ai raté ma pêche du matin. Mais comme il faisait un gros soleil et que mon permis de pêche n'est valable que pour la journée, on s'est dit, moi et Berthe, qu'on pouvait se payer une petite séance de pique-assiette en amis. Je voudrais pas vexer Môssieur vot' garçon, chère Maâme, mais pour ce qui est de vous aérer les soufflets il a tendance à toujours remettre à une date ulcérée, non ?
Il m'attaque vilain, l'obèse. M'man proteste que je la sors beaucoup, ce qui n'est pas tout à fait vrai. Alors je l'interroge du regard. On a un langage à nous, Félicie et moi. Oh ! c'est pas le code belotard avec appel indirect ou la méthode sémaphore et fait reluire. Nous deux, on marche à l'éclat. A la bulle de Champagne. Je lui demande de l'œil gauche :
— Ça te tente ?
Elle répond du droit :
— Comme tu voudras, mais ça ne me déplairait pas.
Faut dire que M'man, du moment qu'elle est avec moi, son bonheur est total. Je pourrais lui proposer une virée dans les mines de sel de Silésie ou une descente en bathyscaphe qu'elle serait aussi bien portante. Je rabats mes draps et je joue les lions de la Métro.
— Écoute, Gros. Je veux bien vous suivre, mais à une condition : aujourd'hui, il ne sera pas question d'Histoire de France. J'ai besoin de faire relâche. Cette nuit, je me suis payé un de ces cauchemars avec Isabeau de Bavière, Charles VI et Charles le Téméraire qui ressemblait à une super-production hollywoodienne.
Ça lui noue un peu l'œsophage, à l'Affreux. Je le vois bien, à ses gobilles monstrueuses et à sa bouche en trou du tronc du culte que c'était ça, son intention secrète, et qu'il est déçu jusqu'à la sève.
— Comme tu voudras, Gars, soupire-t-il. J'espère que t'as pas cru que je suis venu vous chercher juste à cause ?
— Je ne l'ai pas cru un instant, mens-je, mais je préfère te prévenir, voilà tout.
Là-dessus je demande à rester seul pour m'ablutionner et donner à mes joues ce velouté dont les dames raffolent.
Une demi-heure plus tard nous déhotons. M'man a mis son ciré noir et a tenu à emporter le poulet en gelée. Elle s'assied à l'arrière de la tire du Gros avec Berthe. « Les Messieurs devant ! » a décidé cette dernière qui m'a l'air de vouloir me chambrer.
C'est un bijou, Berthy, ce morning. Elle a mis des pantalons d'homme (des anthentiques, avec braguette, bretelles et poches revolver). Ça lui fait un dargif comme à une jument livreuse de limonade. Là-dedans son armoire normande prend un volume fantastique. On se dit qu'il n'y a plus de siège en ce monde susceptible de l'héberger. Un valseur pareil ça se met dans un tombereau. Comme elle a décidé de jouer à bloc les George Sand (elle a pris goût au travesti), elle s'est farci une chemise de son bonhomme et a enfilé son blouson en faux-daim-véritable. Et puis, parce que dans cette misérable vie il faut toujours aller au bout des choses, elle a relevé ses cheveux et coiffé une casquette. Le Gros prétend qu'elle fait gigolette ; moi je veux bien. Peut-être qu'il a raison après tout. Pour sauvegarder sa féminité, ou du moins, pour la signaler au passant malhonnête, B.B. s'est mis des boucles d'oreilles grosses comme les lustres du grand salon de l'Elysée. Elle ressemble à son Gravos, malgré tout. C'est là qu'on pige qu'un phénomène de mimétisme s'opère chez les vieux conjoints. Béru, maussade, depuis que j'ai annoncé qu'il n'y aurait pas classe aujourd'hui, déclare que sa bonne femme a l'air d'une vieille gougnace. Mais au lieu de suifer, elle se marre, B.B. Une mangeuse de bonshommes comme elle ne s'arrête pas à ce genre de sarcasmes.
Elle est au-dessus de ça. Elle a une réputation qui fait parler la jambe comme le bas Marny.
— On va loin ? m'enquiers-je.
— Dans l'Est, fait le Gros. T'occupe pas, San-A. Si t'as encore de la sciure dans les mirettes tu peux en écraser, avec moi z'au volant t'es tranquille.
Ce disant, il écrase un pauvre toutou errant qui changeait de poubelle.
Nous prenons la route de Troyes. Béru, au fil des bornes, se détend et entonne le Chant des Matelassiers, son hymne bien connu.
A l'arrière, Félicie et Berthy échangent des recettes de cuisine. On roule commako pendant une bonne heure, après quoi Sa Majesté prend une route départementale, puis une route communale, puis un chemin vicinal et enfin un sentier aux ornières chaotiques et nous atterrissons sains et saufs devant un vieil étang nénuphardeux dont l'eau fangeuse ressemble à du goudron fraîchement (ou plutôt chaudement) répandu.
— C'est ici que ça se passe, déclare le Gros en coupant les gaz de son moteur pour en libérer d'autres qui lui sont plus personnels. C'est pas beau, la nature, dites-moi un peu ?
« Et voilà le pavillon de pêche de mon ami Flumet dont au sujet duquel il m'a donné la clé pour qu'on puisse jouir du Butagaz. »
Tout en parlant, il désigne le pavillon en question. Il s'agit d'un vieux wagon de la Essencéeff qui date assurément des premiers balbutiements du rail.
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