— La vache, elle devient compliquée, ton affaire.
Émilie me dévisage et ajoute :
— Je ne sais pas si c’est le contrecoup de ton malaise ou autre chose, mais je te trouve sereine, beaucoup plus que d’habitude. Tu es impériale de maîtrise. Quand je passe en revue tout ce que tu as traversé aujourd’hui et que je te vois si calme, ça m’impressionne. Malgré tout ce que tu t’es pris aujourd’hui, tu gères. Chapeau.
En empruntant le couloir pour rejoindre le salon, je songe à mettre une machine à laver à tourner. Émilie a raison. En temps normal, je me focaliserais sur cette lettre, la décortiquerais, chercherais à y déceler des indices. Alors que là, je trie mon linge, je dose ma lessive, je choisis le programme et par le hublot, je regarde le tambour qui se met à tourner. Tout me semble moins aigu. Est-ce que je me calme à force de me faire bombarder la tête et le cœur par toutes sortes d’émotions ? Est-ce que je prends du recul ou est-ce que je commence à me moquer de tout ? Mon état traduit-il de l’épuisement, du ras-le-bol ou de la maturité ?
Émilie et Paracétamol m’observent.
— Tout va bien, Marie ?
— Plutôt pas mal, en fait.
On rejoint le salon. Émilie relit la lettre.
— Quand tu as découvert qu’il était à la gare le fameux samedi soir, tu ne t’es pas souvenue d’avoir remarqué quelqu’un ?
— Il faudrait que je passe mes souvenirs au crible mais je n’en ai pas envie. L’expérience a été assez traumatisante et je ne souhaite pas m’y replonger.
— Et cette histoire du 13 mars ? Il n’a pas choisi la date au hasard, il le dit lui-même. Un anniversaire ? J’ai vérifié, c’est la saint Rodrigue, cela n’évoque rien pour toi ? Est-ce une référence à la réplique du Cid , « Rodrigue, as-tu du cœur ? » Le chiffre treize est-il à prendre comme un porte-bonheur, comme un signe cabalistique ? Et le mois de mars ? Une référence au dieu de la Guerre ? Seul point notable : c’est la pleine lune. Si tu avais une histoire d’amour avec un loup-garou, tu m’en parlerais ?
Je souris. Émilie poursuit :
— Il annonce aussi qu’il t’a « observée de près ». Ça colle complètement pour Vincent et même Sandro, mais plus pour ton voisin… À moins qu’il ne t’espionne à ton insu !
Émilie se lève d’un bond et étudie les plafonds avec une attention extrême. À pas de loup, elle s’approche des rideaux et les palpe sous toutes les coutures. En revenant, elle soulève deux lampes pour vérifier que des micros ne sont pas cachés dessous.
— Pas de caméras, souffle-t-elle à voix basse. Pas de micros. S’il t’espionne, il est très fort.
Puis tout à coup, elle fronce les sourcils en observant les fenêtres.
— Il pourrait très bien te surveiller en passant par la corniche extérieure. T’imagines, le mec se glisse par la façade de l’appart voisin, et là il voit tout. Il entend tout ! Mon Dieu, il n’y a pas de stores dans ta salle de bains !
Je la regarde partir dans ses élucubrations mais je ne la suis pas. Me voyant sans réaction, Émilie s’écrie soudain :
— Mais comment peux-tu rester aussi calme avec tout ce qui se passe ?
Elle a hurlé. Le chat s’est enfui et si M. Dussart a placé des micros et qu’il écoute au casque, elle lui a fait péter les tympans.
— Je ne sais pas, Émilie. C’est toi qui t’excites toute seule.
Elle s’approche de moi avec un air suspicieux. Elle se penche très près et me scrute attentivement, les yeux à quelques centimètres des miens.
— Ils t’ont donné des trucs à l’hôpital. C’est ça. Ils t’ont gavée de calmants et d’antidépresseurs ?
Je hausse les épaules.
— Je crois que oui.
Elle éclate de rire :
— Tout s’explique : tu n’es pas zen, tu es droguée ! Je comprends mieux ton attitude ! Je ne te reconnaissais plus. Quand je pense que j’étais admirative de ta sagesse alors que tu es juste shootée… Tu vas aller prendre une bonne douche et filer au lit. On reparlera de tout cela demain.
— Tu restes dormir ici ?
— Si tu veux.
— Reste. S’il te plaît.
Je marque un temps et j’ajoute :
— Tu ne trouves pas que la machine à laver fait un drôle de bruit ?
— Je ne sais pas. C’est toi qui habites ici. D’habitude, elle ne fait pas ce vacarme d’hélicoptère au décollage ?
— Non.
On est allées vérifier. Le raclement qui s’élevait de la machine était vraiment inquiétant, alors on a arrêté le programme et sorti le linge mouillé en mettant de l’eau partout. Vous savez ce que j’ai trouvé, coincées au fond du tambour, toutes tordues ? Les ailes de la fée. Ce crétin de chat avait dû les planquer là après les avoir attaquées. Mais dans quel monde vit-on ? Et il est où, lui, d’ailleurs ? Si ça se trouve, c’est lui qui m’espionne pour le compte du voisin et qui lui répète tout. Je crois que l’effet des calmants se dissipe. Je vais mieux, je pense à nouveau n’importe quoi.
Je suis confrontée à ce qui différencie concrètement les femmes des hommes. Alexandre, Sandro et Kévin n’ont pas été longs à mettre au point un plan pour vérifier ce que contient le dossier suspect. Leur idée est aussi déjantée que celles de Valérie mais, contrairement à nous, ils y croient assez pour passer à l’action. Est-ce parce qu’ils sont plus téméraires ou parce qu’ils sont complètement inconscients ? L’Histoire jugera.
L’opération est programmée pour ce midi. Lorsqu’ils nous ont présenté le déroulement de ce qu’ils avaient imaginé, ils m’ont fait penser à Olivier et mes neveux. Avec eux, tout prend des allures de campagne militaire. Le même vocabulaire, le même premier degré, la même exagération des moyens et des enjeux. Alexandre et Kévin seront « à la manœuvre » et Sandro et moi serons chargés de « sécuriser le périmètre d’action ». Comme par hasard, Sandro s’est mis « en binôme » avec moi pour surveiller le couloir pendant que Valérie sera sur le plateau des bureaux et que Malika sera postée dans le hall d’entrée. Florence et Émilie seront réparties sur des « zones stratégiques d’attente ». Si nous parvenons à nous emparer du fameux dossier, elles auront pour mission de le photocopier en urgence avant qu’il ne soit remis en place. Tout le monde sera relié par des mini talkies-walkies.
Ce qu’il y a de fort avec leur plan, c’est que même si Notelho reste dans son bureau, cela ne nous gêne pas. Pour nous briefer, les garçons nous ont rencontrées à tour de rôle, afin d’éviter qu’un attroupement ne nous trahisse. Ça me rappelle les films de guerre où les prisonniers fomentent des plans improbables pour s’évader. Comme dans ces histoires à grand spectacle, les garçons ont fabriqué les outils nécessaires et se sont même entraînés dans le stock. Mais tout le monde sait que, dans ce genre d’aventure, la bande ne s’en sort jamais intégralement indemne et qu’il y a toujours des victimes innocentes. À votre avis, qui va finir au mitard ? J’entends déjà les sirènes hululer tandis que les projecteurs balayent la nuit…
À la seconde où Sandro et moi verrons la voiture de Deblais quitter le parking, nous donnerons le signal et tout s’enclenchera. Avons-nous vraiment besoin d’être deux pour vérifier qu’un véhicule s’en va ? A-t-il saisi ce prétexte pour se retrouver seul avec moi ? J’ai ma petite idée…
La fin de matinée est arrivée très vite. Les garçons sont cantonnés dans le bâtiment technique. De notre côté, nous sommes tout excitées de ce qui se prépare. Chaque fois que deux filles de l’équipe se croisent, ce sont des sourires complices ou des clins d’œil qui s’échangent. J’ai l’impression d’être la plus inquiète. J’essaie d’aller me rassurer auprès d’Émilie.
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