J’identifie à présent beaucoup des invités. La plupart n’ont pas bougé le petit doigt lorsque je me suis fait dégager. Ils vont payer pour ça. Par contre, je suis contente, Floriane n’est pas là. Ça m’aurait fait de la peine de la rendre malade.
Je n’ai pratiquement plus rien à distribuer. Mon plan s’est déroulé au-delà de mes espoirs. C’est génial. Je n’ai plus qu’à me sauver. Je ne reviendrai sans doute plus jamais dans cet appartement. Comme dirait Hugues, c’est une page qui se tourne, mais j’ai bien peur qu’elle soit écrite sur du papier hygiénique. En parlant de ça, une dernière idée me traverse l’esprit. Génie du mal, quand tu nous tiens ! C’est la cerise sur le gâteau, le bouquet final. Je sais que ce n’est pas bien. C’est mesquin. Je me rends aux toilettes et, avec une vilenie assumée, je balance par la fenêtre tous les rouleaux de papier en réserve. Quel bonheur ! Et hop ! J’entends le choc ouaté des rouleaux qui s’écrasent cinq étages plus bas, dans la cour de l’immeuble voisin. Ils ne pourront même pas les récupérer. C’est étrange parce que cette fois ma conscience me dit que j’ai dépassé les bornes. « Le mieux est l’ennemi du bien », dit le proverbe. J’en ajoute un autre, spécialement créé pour la circonstance : « Dieu aime les grands guerriers mais déteste les mesquins. » Après avoir saboté les réserves, je quitte les W-C. Je me dirige droit vers la porte de sortie de l’appart mais deux joyeux lurons — un policier et un astronaute — m’entraînent pour aller danser dans le salon. Cette fois, je ne vais plus pouvoir vivre à crédit. La Providence a décidé de me faire payer comptant. Alors que je tourne la tête, sans doute pour me remercier d’avoir fait le service, le policier me fourre le dernier de mes beignets dans la bouche. J’en recrache la plus grande partie, mais je sais que le mal est fait. Le poison est dans la place.
Je suis comme le serpent qui se mord la queue. Je suis la mouche qui se fout un grand coup de tapette. Le lapin va avoir le pompon tout sale. Je promets de ne plus jamais faire preuve de mesquinerie. Mais pour ce soir, il va quand même falloir assumer.
Connaissez-vous la fable intitulée « La fée, le lapin et le beignet qui file la courante » ? Il y est question d’une jolie fée qui vomit dans l’évier parce qu’elle a eu trop peur, pendant que son ami, le gentil lapin, se vide par l’autre bout dans la petite pièce où il y a un peu d’écho. Je ne vais pas vous la raconter parce que je tiens à ce que vous gardiez une belle image de la vie. Mais je vous livre quand même la morale de cette touchante histoire : « On subit toujours une part du châtiment que l’on inflige. » C’est beau, et puis c’est vrai. Je suis certaine que dans mille ans on enseignera encore cette édifiante historiette aux enfants — du moins on devrait.
Maintenant, soyons honnêtes : il y a les grands principes et il y a la réalité. Alors en quittant la fête, bien que malade comme une bête, j’ai quand même réussi à bourrer des patates dans la plupart des pots d’échappement des invités. Je sais que vous n’allez pas m’admirer pour cela, et pourtant je vous jure qu’enfoncer une pomme de terre dans un tuyau d’une main pendant que vous vous tenez le ventre qui gargouille de l’autre relève de l’exploit. Si quelqu’un m’a vue, il sait que les envahisseurs sont là, qu’ils ont pris forme presque humaine, et qu’il lui faut convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé. Vous avez le droit de considérer que cet ultime volet de mon opération de sabotage contredit la morale énoncée quelques lignes plus haut, mais j’y oppose un argument imparable : « Le désir de vengeance naît uniquement parce que la justice est trop longue à intervenir, voire n’intervient pas du tout. »
Dans mon esprit avide de grands principes structurants qui me permettraient de transcender ma condition d’insecte perdu, se révèle alors une loi empirique qui surpasse toutes les autres : « Nous sommes résolument humains, et un sentiment sorti de nos tripes sera toujours plus puissant qu’une vérité — même absolue — issue de notre cerveau. » Bref, je sais que ce que j’ai fait est mal, mais je suis malgré tout super contente de l’avoir fait parce que ça défoule grave.
Émilie est restée dormir à l’appart. De toute façon, vu l’état lamentable dans lequel elle est revenue de notre petite expédition, je ne me voyais pas la laisser repartir chez elle toute seule. Elle s’est endormie comme un bébé dans le canapé, en peignoir, après sa douche. En la voyant ainsi recroquevillée comme une enfant, je n’ai pas eu le cœur de la réveiller pour l’envoyer dans la chambre d’ami. J’ai délicatement étendu une couverture sur elle et placé un coussin sous sa nuque. Sa paire d’ailes gisait sur le canapé, près de ses pieds. Tout un symbole, une vraie toile de maître. Paracétamol s’est tapi derrière l’accoudoir pendant un bon moment avec ses pupilles toutes dilatées et son regard de malade avant d’attaquer sauvagement les malheureuses ailes.
Vers 2 heures du matin, alors que j’étais étendue dans mon lit sans trouver le sommeil, il m’a semblé entendre au loin dans la ville une série d’explosions. À ma grande honte, la première émotion qui m’est venue a été la joie. Je me suis sentie envahie par un pur sentiment de plénitude. J’ai pris un plaisir fou à imaginer tous ces blaireaux se faire exploser leurs pots en série, comme dans la grande scène de bombardement d’un blockbuster d’action. Quand on sait que beaucoup de ces braves garçons ont plus d’attention envers leur voiture qu’envers leur femme, ça fait en plus un film bouleversant.
Le jour a fini par nous réveiller, reléguant la soirée de la veille au rang de rêve irréel. Les ailes de la fée avaient d’ailleurs disparu.
Ni Émilie ni moi n’avions envie d’un petit déjeuner, et mon amie est repartie chez elle. Au moment des adieux, en nous voyant ainsi toutes les deux si calmes, si douces, tellement bienveillantes l’une envers l’autre, il était impossible de nous trouver le moindre point commun avec les deux cinglées — surtout une ! — qui avaient sévi la veille au soir. C’est le syndrome de Jekyll et Hyde. Ou celui de la Princesse au petit pois et Force Jaune.
Par la fenêtre, je regarde Émilie traverser la cour. Avant de sortir dans la rue, elle se retourne et m’adresse un dernier signe. Elle agite la main en souriant. Puis cette andouille fait semblant de tomber dans les pommes en battant des ailes. Et la voilà qui éclate de rire. Si quelqu’un la voit, elle est bonne pour la camisole. Même de loin, je distingue ses fossettes. Avec la distance et le double vitrage, je n’entends pas son rire, mais il résonne en moi tant je le connais par cœur. Il m’a si souvent aidée à tenir le coup. J’ai deux sœurs : Caro et Émilie. Une offerte par ma mère, l’autre par la vie. Dans notre langue, il n’existe qu’un seul mot pour nommer l’amour. Pourtant, si je ne crois plus à celui des hommes, je sais que celui que nous partageons existe bel et bien. Il faudrait deux termes, l’un qui perdrait son sens une fois les illusions envolées et l’autre qui, au contraire, prendrait toute sa force au même moment. C’est grâce à cet amour-là que la vie vaut vraiment quelque chose. Il surgit dans la nuit, il réchauffe dans le froid, il vous sauve dans le désespoir. Il faut traverser les épreuves pour le découvrir. Il faut leur survivre pour le vivre pleinement.
Je me suis sentie soudain bien seule dans mon grand appartement. C’est étrange mais, depuis hier soir, quelque chose a changé en moi. Un chapitre de ma vie s’est clos. J’ai réglé son compte à Hugues. Il appartient désormais au passé. De mon point de vue, nous sommes quittes. Je lui ai rendu la monnaie de sa pièce — en liquide ! — et j’imagine sans peine les dégâts collatéraux. Je n’en éprouve aucune fierté, bien au contraire. La colère m’a poussée à réagir mais, au fond de moi, je sais que ce n’est pas ma nature. Je suis faite pour aimer, pas pour combattre.
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