Dans la nuit, je marche vite. Émilie a du mal à suivre. On l’aura vraiment sentie passer, cette journée.
— Il a vraiment dépassé les bornes, fait Émilie, choquée. Pourquoi t’as rien dit ?
— Qu’est-ce que tu voulais que je réponde ?
— Je ne sais pas moi, mais on ne peut pas accepter qu’il balance des horreurs pareilles.
— Compte sur moi, cette fois, je ne vais pas laisser passer. Il va me le payer. J’ai besoin de deux kilos de pommes de terre — des charlottes, des belles — et de dix-huit boîtes de laxatif.
Malgré le climat grippal de cet hiver qui n’en finit pas, je n’ai besoin d’aucune vitamine. La rage me porte, la colère et la soif de vengeance m’animent. Plus besoin de faire du sport, plus besoin de bonnes résolutions, les mauvaises me suffisent amplement. La rage m’aide à brûler les calories et me donne aussi envie de mettre le feu à l’autre fumier et tout ce qui compte pour lui.
Quand je pense que j’étais prête à renoncer à lui faire la guerre. Quand je pense que j’allais me satisfaire de leur avoir dérobé un chat qui se montre tous les jours un peu plus malin et plus affectueux. Il est vrai que cette bestiole contredit à elle seule le dicton : « Bien mal acquis ne profite jamais. » Paracétamol est passé à l’Ouest, il a changé de camp. Il pactise avec son ravisseur. C’est le syndrome de Stockholm avec des croquettes. Du coup, j’étais prête à poser l’épée face à l’autre débris et sa gravure de mode, mais le coup du resto, l’humiliation publique, ça, je ne vais pas le lui pardonner. J’ai tout prévu, tout planifié. Ça peut pas rater.
— Émilie, s’il te plaît, ne me refuse pas ce coup de main.
— Jamais. Tu es une grande malade. C’est hors de question.
— Je sais où trouver les costumes et les perruques. C’est sans risque.
— Non, Marie, cette fois tu vas trop loin. Autant je comprends que tu lui en veuilles, autant je ne crois pas que ton expédition punitive soit une bonne idée.
— Alors quand tu prétendais que tu étais prête à m’aider, que je serais surprise de savoir jusqu’où tu pouvais aller, c’était du flan ?
— Le problème n’est pas là. N’insiste pas. Il est hors de question que je me déguise en fée pour aller livrer de la bouffe gavée de laxatifs à la fête de ton ex.
— Ça ne te prendra que quelques minutes ! Tu montes, tu sonnes, tu déposes les boîtes et tu disparais. Tu peux bien faire ça pour moi !
— Marie, s’il y a une enquête, cette fois, les flics vont vraiment venir m’embarquer. Je vais être accusée d’empoisonnement massif.
— Une bonne diarrhée n’a jamais tué personne.
— Non mais tu t’entends ? Est-ce que tu réalises ce que tu projettes de faire ?
— Parfaitement, et figure-toi que ça m’aide à me sentir mieux. Pour m’endormir, je compte les chasses d’eau…
— Tu es cinglée.
— Cela ne te posait pas de problème que je le sois quand c’était pour jouer ta sœur à ton rencard bidon avec les motards du parc.
— Oh, le coup bas !
— Ça ne te gênait pas non plus que je sois assez branque pour aller vérifier si tu n’avais pas tué ton collectionneur d’art libidineux. Est-ce que tu imagines la tête qu’auraient pu avoir vos enfants ? Moitié amphibiens, moitié princesses ?
— Ton procédé est révoltant. C’est de la manipulation, du chantage odieux ! Je n’ai jamais révélé à personne que tu léchais la colle des timbres par gourmandise. Mais là, je te jure que je vais te balancer à la première occasion. Je raconterai aussi à tout le monde que Madame prend un malin plaisir à léchouiller les enveloppes ! Et après on s’étonnait que plus rien ne colle ! Évidemment, Madame la malade de la tête avait tout léché !
— Parce que ça me rappelait ma grand-mère !
— Heureusement qu’elle travaillait à la poste et pas aux égouts !
J’éclate de rire. Si on est sur écoute, on est toutes les deux fichées et fichues. Les hommes en blanc qui distribuent les blouses qui s’attachent par-derrière vont venir nous prendre pour nous emmener sur l’île perdue où sont secrètement parqués les plus tapés de la planète.
— Émilie, je t’en supplie, je ne peux pas réussir sans toi. Il n’y a qu’à toi que je puisse demander cela. S’il te plaît. Après, promis, je serai calmée, heureuse, vengée, grâce à ma meilleure amie à qui je vouerai une reconnaissance éternelle.
— J’espère que tu as honte, j’espère que toute ta vie tu porteras le poids de ce que tu m’obliges à faire.
— C’est promis. Je croule déjà sous la charge.
Je n’ai jamais été fan des loisirs créatifs. Des heures gâchées à faire n’importe quoi au nom d’une pseudo-créativité qui finit chez les autres ou à la poubelle, ça ne m’intéresse pas. Je trouve cela touchant quand ça vient des enfants, ou que c’est fait vraiment pour quelqu’un, mais sinon… Pourtant, je jure de ne plus jamais donner de leçon à personne sur ce chapitre parce que après trois heures à injecter des laxatifs dans des beignets aux couleurs psychédéliques ou à réduire en poudre des comprimés « à effet rapide » pour les répartir avec une précision diabolique sous les champignons, les couches de fromage et dans la pâte des pizzas, aucun atelier ne me paraîtra stupide.
Pour trouver tout le laxatif dont j’avais besoin, j’ai été obligée de dévaliser trois pharmacies. Moitié gélules liquides, moitié pilules. La cuisine et le salon ressemblent à une réserve de cantine. Il y a des beignets et des pizzas partout. J’ai dépensé le quart de mon salaire pour lui ruiner sa fête costumée. J’espère qu’il a un stock de papier toilette parce que sinon, ça va tourner à la catastrophe sanitaire. Et puisque je n’aime pas les choses à moitié faites, pendant qu’Émilie fera la livraison des produits offerts mais maudits, moi je serai dans la rue, à bourrer les pots d’échappement de tous ses invités avec des patates. Je veux une guerre totale, absolue. Aucun prisonnier. Pas de reddition. Ça leur apprendra à venir faire la fête avec ce fumier et sa pétasse alors qu’il m’a scandaleusement éjectée.
Pour les costumes, j’ai choisi en fonction de deux critères : la nécessité d’être méconnaissables tout en maintenant une bonne aisance des mouvements, que ce soit pour porter, fuir ou se battre. Il faut savoir envisager chaque éventualité. Gouverner, c’est prévoir. Celui qui gagne la guerre est celui qui a imaginé la défaite. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Pour moi, j’ai donc opté pour un costume de lapin, une combinaison complète, qui ne laisse de visible que le centre du visage. Les yeux, le nez et la bouche. Le strict minimum. Voir, respirer et communiquer. Un vrai lapin de combat. Pour Émilie, j’ai choisi un costume un peu moins ridicule, une princesse magique avec des ailes, qui la mettra aussi en valeur parce qu’elle déteste que ses habits lui fassent des grosses fesses. Et pour ne rien laisser au hasard, j’ai même demandé à un ancien copain du temps de mes études, devenu thanatopracteur, de nous maquiller, histoire de ne plus être identifiables visuellement. Le fait qu’il maquille des morts inquiète et dégoûte un peu Émilie, mais c’est une garantie supplémentaire.
En préparant la nourriture empoisonnée, je me sentais comme l’affreuse sorcière de Blanche-Neige. Sauf que moi, je ne me contente pas d’une pomme. Je suis passée à l’ère industrielle. Dans mon conte merveilleux à moi, le soir du grand bal de l’autre crevure, je vais occire les gentilles princesses, les princes et même les nains, à la chaîne. Paracétamol s’est demandé ce que je fabriquais. Il s’est installé sur l’angle du plan de travail, en hauteur, pour dominer le chantier. Sagement assis, la queue bien enroulée autour de ses pattes, il m’observait. J’ai essayé de lui expliquer ce que je faisais et pourquoi. Oui, j’ai parlé à mon chat. Il n’a rien répondu et, malgré mes arguments, j’avais parfois l’impression qu’il me jugeait.
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