Je m’installe dans mon canapé. J’essaie d’envisager mon futur, mais rien ne se dessine. J’avance dans la vie, chaque seconde, chaque heure, jour après jour, sans savoir où je vais. Que vais-je faire de mon existence ? Y a-t-il une façon constructive d’utiliser tout ce que j’ai traversé ? Je navigue sur une barque qui progresse dans le brouillard. J’en ai assez de ramer. Je me doute que des récifs se dressent devant, mais je ne les vois pas. Quitter le bateau ? Si je me jette à l’eau, les requins ou les poulpes mutants me mangeront. Lorsque j’appelle au secours, ma voix me revient dans la brume opaque et cotonneuse. Aucun horizon.
Sorti de je ne sais où, Paracétamol fait son entrée dans le salon. Il marche paisiblement, en faisant rouler ses épaules comme le petit fauve qu’il est. Il s’arrête au pied de la bibliothèque, s’assoit et commence à se lécher l’extrémité d’une patte. Il y met une application minutieuse. À cet instant, rien n’est plus important pour lui. Quelle fascinante philosophie de vie ! Peut-être devrions-nous nous en inspirer ? Jamais je ne l’aurais cru, mais les chats sont finalement d’excellents miroirs de ce que nous sommes. Ils vivent au plus près de nous mais ne renoncent jamais à leur nature. Des millénaires de domestication ne les ont pas changés. Même bien nourris, ils chassent. Même adorés, ils restent libres. Ils nous observent. Je sais aussi maintenant qu’ils nous jugent. Si on accepte leur indépendance, ils se révèlent d’excellents compagnons. En observant Paracétamol, je me fais souvent des réflexions sur moi-même. Lui sait prendre son temps. Lui ne mange que lorsqu’il a faim. Lui ne se laisse pas distraire par ce qui ne le concerne pas. Il ne force jamais sa nature. Même en grandissant, il continue de s’amuser. Aucune hypocrisie, aucun mensonge. Les humains auraient beaucoup à apprendre des chats. Pas sur tous les points cependant, car moi, je ne glisse jamais du canapé comme une vieille peau de banane parce que je me suis endormie trop au bord ! Dire que j’ai volé cet animal… Tout cela me semble si loin. Je me suis non seulement habituée à sa présence, mais je l’apprécie. Il rythme mon quotidien sans jamais se réduire à une habitude. J’aime sa démarche tranquille, ses petits quarts d’heure de folie quand il joue avec tout ce qui lui tombe sous la patte. Ses attitudes me font bien rire. Il me regarde. Sent-il que je songe à lui ?
Je lui fais signe d’approcher, mais il se détourne ostensiblement et reprend sa toilette. Je suis tentée de lui balancer une revue mais je m’abstiens. Depuis quelques jours, je ne lui dépose plus sa gamelle dans l’angle de la cuisine, mais au pied de la table, près de ma chaise, et nous mangeons souvent ensemble — lui bien plus rapidement que moi. Ainsi je ne dîne pas seule. Finalement, c’est lui l’homme de la maison. Enfin je le suppose, parce que je ne suis pas allée vérifier.
Je l’observe encore. Je voudrais qu’il vienne près de moi. J’ai envie de le caresser. Il me regarde à nouveau. Soudain, comme s’il avait capté ma pensée, le voilà qui trottine, saute sur le canapé et vient se blottir sous mon bras. Pourquoi est-il venu cette fois, alors que quelques instants auparavant il s’est détourné avec dédain ? Sans doute parce que tout à l’heure, j’avais envie de sa présence par principe, au nom d’une image préconçue. Maintenant, c’est vraiment à lui que je pense. Mes doigts courent dans son pelage. Il se laisse faire. Il s’abandonne. Il a confiance parce qu’il sait que mon sentiment est sincère. Nom d’une mouette qui me fait dessus juste avant mon premier rendez-vous amoureux, un chat est en train de me donner une leçon de vie ! Il me regarde dans les yeux. C’est épouvantable, je suis sous le charme. Je t’aime, sale bête.
Au bout du compte, aujourd’hui, je ne veux pas réfléchir à mon avenir. Je n’ai pas non plus l’intention de penser à l’homme qui m’écrit sans se montrer. J’ai envie de songer à ceux que j’aime et qui font ma vie. Quelque chose s’est desserré en moi depuis hier. Au fond de mon puits, j’ai trouvé une poche d’air. Je respire mieux. Je vais appeler maman et prendre de ses nouvelles. Je vais essayer d’aller la voir très vite. Je compte envoyer un texto à Caro. Je suis décidée à lui parler des lettres. Elle sera certainement de bon conseil et je ne me vois pas lui cacher cette histoire plus longtemps. Je dois aussi envoyer un petit mot à Émilie pour la remercier de son aide et lui dire que je l’aime. La pauvre n’a que moi pour lui dire ces simples mots alors qu’elle rêve de les entendre de celui qu’elle cherche partout… Finalement, découvrir ces mots adressés de ma part ne fera que mettre en évidence le fait que personne d’autre ne les lui offre. Ne voulant pas aviver sa peine, je vais m’abstenir. Pourtant, c’est vrai. Il faudrait vraiment un autre mot pour désigner les affections comme la nôtre. Je propose « globicher ». Je te globiche, tu me globiches. On se globiche comme des folles. Nous nous globichons. Ce n’est pas l’idéal comme mot mais, au moins, il n’est pas déjà pris par une autre signification. Je vais donc écrire à Émilie que je la globiche à mort et du fond du cœur. Je sais précisément ce que vont penser les analystes de la NSA s’ils interceptent le SMS.
Au lieu de lui écrire mon affection, je ferais mieux de chercher comment l’aider à trouver l’amour de sa vie.
Soudain, il me vient une idée. Même si ces derniers temps, je suis davantage habituée à recevoir des lettres, je peux aussi en écrire…
Je suis consciente de prendre un vrai risque. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Bien que mon intention soit positive, je redoute qu’elle ne puisse avoir l’effet inverse. Face à ce dilemme, j’ai tourné en rond pendant plus d’une heure. J’ai fait des kilomètres à pied dans l’appart pour arriver à cette misérable conclusion : d’abord j’écris la lettre, et ensuite je déciderai si je la dépose ou pas.
L’idée est simple : puisque Émilie n’ose pas aborder le voisin d’en face dont elle me parle depuis des mois, je vais le faire pour elle. Quelque chose dans sa façon d’en parler m’incite à penser qu’il est différent de ses autres lubies masculines. À travers ses propos, ses descriptions, je crois reconnaître l’étincelle que j’aurais dû avoir si j’étais tombée amoureuse du bon type. Un indice me conforte dans mon ressenti : quand elle parle de lui, elle a dans le regard la même vibration que Caroline lorsqu’elle évoque Olivier.
Une question essentielle se pose à présent : est-ce que j’écris de ma part ou de la sienne ? Dois-je rédiger ma missive comme l’entremetteuse de l’ombre, comme la marieuse des romans ? Est-ce mon destin d’être l’intervenante discrète qui, une fois sa bonne action accomplie, finira sa vie seule comme un rat, pendant que les tourtereaux s’en iront main dans la main vers le soleil couchant, sans rien savoir de ce qu’elle a fait pour eux ? Cela ne me pose pas de problème. Le mieux est donc d’écrire à sa place, de me retirer de l’équation. Évidemment, c’est plus compliqué. À l’ingérence s’ajoute l’usurpation. Même pas besoin de chercher sur Internet, je vais finir pendue haut et court. Qui suis-je pour parler au nom d’Émilie ? J’ai si peur de la trahir. Pourtant, ce serait le moyen le plus sûr d’attirer l’attention de ce garçon.
J’ai donc opté pour la solution la plus efficace même si elle s’avère la plus risquée. J’ai passé ma journée à écrire une petite lettre de rien du tout. Encore une fois, le sentiment a pris le pas sur la vérité absolue. Tous les principes élémentaires m’interdisent d’accomplir ce que je prépare, je le sais pertinemment, mais je suis malgré tout convaincue que c’est le mieux que je puisse faire. J’espère que si un jour Émilie découvre ce que j’ai osé, elle me pardonnera. J’ai poussé mon raisonnement jusqu’au bout. Est-ce que je préfère être son amie et qu’elle finisse seule ? Ou alors suis-je prête à courir le risque de la perdre pour qu’elle se trouve enfin quelqu’un de bien ? Il ne sera sans doute pas facile de l’assumer, mais je choisis son bonheur. Je crois qu’elle compte plus pour moi que moi pour elle, et je veux qu’elle soit vraiment heureuse, même si cela doit me priver de sa présence.
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