Ce matin, comme d’habitude, ça sentait les viennoiseries chaudes. Vanessa, la vendeuse, alignait les croissants dans les vitrines. J’ai toujours adoré ce parfum délicieux et unique. À chaque fournée, ça embaume jusque dans la rue. J’aurais donné n’importe quoi pour habiter l’appartement au-dessus et respirer ce parfum-là tout le temps par les fenêtres ouvertes. On a échangé trois mots et Mme Bergerot m’a emballé mon croissant. Au moment où j’allais lui dire au revoir et sortir, elle m’a retenue :
— Attends, je vais venir avec toi. Il faut que je dise deux mots à Mohamed, il a encore empiété sur mon trottoir avec ses légumes.
— Je peux lui dire, si vous voulez.
— Non, ça me fait un peu d’exercice, et puis j’essaie de lui faire comprendre que ce n’est pas bien de coloniser les terres des autres.
— Je crois qu’il sera d’accord avec vous, madame Bergerot…
— Alors pourquoi il met ses légumes contre ma publicité pour les glaces ?
Elle m’a suivie dehors et j’ai cru qu’elle allait se lancer dans une de ses tirades économico-politiques dont elle matraque le pauvre Mohamed. On dirait deux multinationales qui se disputent des marchés de plusieurs milliards de dollars.
Changeant complètement de sujet, tout à coup, elle a lâché :
— Au fait, il est mignon le nouveau dans ton immeuble.
— Qui ?
— Monsieur… Pataillas.
J’ai cru que j’allais m’étouffer.
« Soyez précise. Il s’appelle Patatras. Décrivez-le-moi en détail, immédiatement. Vous n’avez pas une photo ? Personne n’a attendu cet homme autant que je l’ai fait. Tous les soirs, je poireaute à la maison pour lui. Pourquoi serais-je la seule à ne pas le voir ? Bon sang, je vais être la dernière à découvrir son visage alors que j’ai sûrement été la première à me moquer de son nom. »
Je me contiens :
— Ah bon. Et il est sympa ?
— Je trouve qu’il a un petit charme. Il part après toi le matin, mais tu le croiseras sûrement bientôt.
Cette phrase-là m’a rendue dingue. Est-ce que je suis du genre à me satisfaire d’un « bientôt » ? Je me suis alors fixé un ultimatum. Le soir même, par n’importe quel moyen, je le verrais. S’il le fallait, je ferais la morte dans l’escalier jusqu’à ce qu’il rentre et qu’il me trouve. Je camperais sur son palier en jouant les amnésiques aveugles, ou mieux, j’irais sonner à sa porte pour vendre des calendriers avec six mois d’avance, histoire de prendre les pompiers et les éboueurs de vitesse. Peu importe comment, mais je me suis fait le serment solennel que je n’attendrais pas une soirée de plus l’œil collé à la porte.
Je n’ai même pas entendu Mohamed et Mme Bergerot se chamailler comme ils le font tous les jours. Je suis partie à l’agence comme on monte au front. Ce jour-là, j’ai dit non à tout le monde. À l’heure pile, j’ai rangé mon bureau et je suis rentrée comme une fusée. C’est en arrivant que le drame a eu lieu.
D’abord, l’inspection de la boîte aux lettres. Je suis sur la pointe des pieds. J’éclaire l’intérieur et j’aperçois trois enveloppes. Il reçoit beaucoup de courrier pour quelqu’un qui n’a emménagé que depuis quelques jours. J’entrevois un pli officiel, peut-être d’une préfecture ou d’un ministère. Qu’est-ce que c’est ? Si j’arrive à savoir, je tiens ma revanche. Puisque tout le monde a vu sa tête avant moi, je vais découvrir son métier la première. Ensuite, à mon tour, je pourrai déclarer d’un air ingénu : « Ah bon ? Vous n’étiez pas au courant ? »
J’essaie d’éclairer au mieux mais l’enveloppe du dessus gêne la lecture. En me servant de ma lampe, juste à la bonne taille pour passer dans la fente, je dois pouvoir la repousser. Je glisse ma lumière le plus loin possible. Il manque encore quelques centimètres. Je la tiens du bout des doigts, je fais encore un petit effort. J’y suis presque et soudain : badaboum dans la boîte de Patatras ! La malédiction frappe encore. Ma lampe est tombée sur son courrier, allumée. D’un seul coup, sa boîte aux lettres ressemble à une petite maison de poupée éclairée. Alors là on va mettre le salon, ici la cuisine, et la poupée Youpi entrera quand elle aura la clé. Non mais je déraille ! J’ai encore fait une ânerie. Il faut que je récupère ma lampe. Alors je passe les doigts — après tout, elle n’est pas si loin. Je dois pouvoir y arriver, j’ai les mains fines. Je force. Cette méchante poupée Youpi pourrait m’aider. Je me sens comme ces pauvres petits singes pris dans les pièges des braconniers avec leurs minuscules mimines qui ne veulent pas lâcher la cacahuète dans la noix de coco. Je touche la lampe, le bout de mon majeur l’effleure. Elle glisse. Retiens-la, poupée Youpi, ou je t’arrache la tête ! Je n’ai pas le choix, j’enfonce encore plus ma main. La paume est presque entièrement rentrée, mais la lampe m’échappe toujours. Il n’y aura pas de seconde chance, alors je pousse de toutes mes forces, quitte à me faire mal. Ça y est, je me suis broyé la main, mais la paume est passée. Maintenant, c’est le poignet qui souffre, le cerclage métallique de la fente me détruit la peau après m’avoir laminé la main. Tout à coup : le cauchemar, l’effroi. J’entends le grésillement de la gâche électrique de la porte de l’immeuble. Quelqu’un a fait le code et s’apprête à entrer. Il va me trouver comme une gourde suspendue à la boîte du voisin. Je sais maintenant ce qu’éprouve un lapin pris dans les phares d’un camion qui fonce. Mon Dieu, je vous en supplie, faites que ce soit un des vieux qui ne voient pas bien clair ! Ou alors faites que je devienne invisible ! Je suis tellement paniquée que je crois que j’ai demandé ça à voix haute. Vous réalisez tout ce que Dieu doit entendre comme prières stupides ? C’est presque mieux s’il n’existe pas, ça fait un témoin de moins de notre stupidité. La porte s’ouvre. Avec le contre-jour et la main immobilisée qui m’empêche de me retourner, je n’arrive pas à identifier de qui il s’agit.
— Qu’est-ce qui vous arrive ?
Une voix d’homme. C’est lui, il est là, je reconnais ses quatre doigts et ses chaussures. Je vais tomber dans les pommes. Mon corps restera suspendu par ma main prisonnière de sa boîte aux lettres. Je titube, ma vue se brouille.
— Mais vous êtes bloquée ! Attendez, je vais vous aider.
Mon Dieu, faites qu’il y ait une explosion ! Que quelqu’un tombe dans l’escalier avec une bonbonne de gaz pour faire diversion ! Pas Mme Roudan, elle est gentille, mais ce débile de prof de gym ce serait bien. Le sort s’acharne encore contre moi. Rien n’explose. C’est qui le saint patron des coincés ? Qu’est-ce qu’il attend pour intervenir ?
Il s’avance, il est plutôt grand. Il me saisit le poignet. Sa main est chaude, douce. L’autre aussi. Il est près de moi. Et il dit :
— Mais c’est ma boîte !
Est-ce qu’il existe un truc plus fort que tomber dans les pommes mais moins fort que mourir ? Parce que c’est ce qui va m’arriver. Ce n’est pas mon cerveau qui explose, mais tout mon corps. C’est la première fois que je rencontre ce garçon avec un nom rigolo, et je suis telle la souris coincée par la tapette. Maintenant, je comprends les rois, les chevaliers et les saintes qui, dans ce genre de situation, ont juré que s’ils s’en sortaient, ils feraient construire une basilique. Le problème, c’est qu’avec mon compte d’épargne, j’ai seulement les moyens de faire bâtir une niche ou un grand terrier. Mais je promets de le faire. Dans l’immédiat, je ne suis pas en mesure de lever la main pour jurer, mais le cœur y est. En plus, depuis qu’il tire dessus, je souffre le martyre. Je suis à deux doigts de la béatification. Sainte Julie, madone des boîtes aux lettres. Il faut se rendre à l’évidence : je ne suis pas certaine de pouvoir retirer ma main un jour. Il y a eu un effet harpon. C’est rentré mais ça ne sortira plus. Je vais certainement passer le reste de ma vie avec sa porte de boîte aux lettres comme bracelet. Vous imaginez le calvaire pour enfiler une robe un peu moulante ?
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