L’emplacement de l’hôtel Zénobie était extraordinaire : sur le côté de la ville antique, on avait sous les yeux, à quelques dizaines de mètres à peine, le temple de Baal et si on était assez chanceux pour obtenir une des chambres qui donnaient sur la façade avant, on dormait pour ainsi dire au milieu des ruines, la tête dans les étoiles et les rêves anciens, bercé par les conversations de Baalshamin, dieu du soleil et de la rosée, avec Ishtar la déesse au lion. Ici régnait Tammuz, l’Adonis des Grecs, que chantait Badr Shakir Sayyab l’Irakien dans ses poèmes ; on s’attendait à voir l’oasis se couvrir d’anémones rouges, nées du sang de ce mortel dont le seul crime fut de trop passionner les déesses.
Ce jour-là il n’était pas question d’hôtel, puisque nous avions eu l’étrange idée de dormir dans la citadelle de Fakhr ed-Din pour profiter, au coucher du soleil et à son lever, de la beauté de la ville. Bien sûr nous ne possédions aucun matériel de camping ; Bilger et moi avions entassé dans son 4×4 cinq ou six couvertures qui nous tiendraient lieu de matelas et de sacs de couchage, des oreillers, des assiettes, des couverts, des verres, des bouteilles de vin libanais et d’arak et même le petit barbecue en métal de sa terrasse. Qui participait à cette expédition à part Sarah, je revois une historienne française souriante, brune aux cheveux longs, et son compagnon, tout aussi brun et souriant — je crois qu’aujourd’hui il est journaliste et arpente le Moyen-Orient pour nombre de médias français : à l’époque il rêvait d’un poste prestigieux dans une université américaine, je crois que Sarah est restée en contact avec ce couple attachant qui alliait la beauté à l’intelligence. C’est bizarre tout de même que je n’aie pas conservé d’amis de Damas à part Sarah et Bilger le Fou, ni Syriens, ni orientalistes, je me rends compte à quel point je devais être insupportable d’exigence et de prétention, heureusement j’ai fait beaucoup de progrès depuis, sans que cela ne se traduise, en termes d’amitiés nouvelles, par une vie sociale démesurée, il faut bien le reconnaître. Si Bilger n’était pas devenu dément, si Sarah n’était pas si inatteignable, ils constitueraient sans doute le lien avec tout ce passé qui frappe à ma porte dans la nuit, comment s’appelaient donc ce couple d’historiens français, Jeanne peut-être, non, Julie et lui François-Marie, je revois sa figure maigre, sa barbe sombre et, mystère de l’harmonie d’un visage, son humour et son regard malicieux qui compensaient la dureté de l’ensemble, la mémoire est la seule chose qui ne me fasse pas défaut, qui ne vacille pas comme le reste de mon corps — en fin de matinée nous avions acheté de la viande chez un boucher de la ville moderne de Palmyre : le sang d’un agneau fraîchement abattu tachait le trottoir devant la vitrine où pendaient, à un crochet de fer, les poumons, la trachée et le cœur de l’animal ; en Syrie nul ne pouvait oublier que la chair tendre des brochettes provenait d’un mammifère égorgé, un mammifère laineux et bêlant dont les viscères ornaient toutes les devantures.
Dieu est le grand ennemi des moutons ; on se demande pour quelle horrible raison Il choisit de remplacer, au moment du sacrifice, le fils d’Abraham par un bélier plutôt que par une fourmi ou une rose, condamnant ainsi les pauvres ovins à l’hécatombe pour les siècles des siècles. C’est bien sûr Sarah (amusante coïncidence biblique) qui fut chargée des emplettes, non seulement car la vue du sang et des abats tièdes ne la gênait pas, mais surtout parce que sa connaissance du dialecte et sa grande beauté assuraient toujours la qualité de la marchandise et un prix plus que raisonnable, quand on la laissait payer : il n’était pas rare que les boutiquiers hypnotisés par l’éclat de cet ange auburn au sourire carmin cherchent à le retenir le plus longtemps possible dans leur échoppe en refusant notamment de percevoir le prix de leurs denrées. La ville moderne de Palmyre, au nord de l’oasis, était un quadrilatère bien ordonné de maisons basses en pauvre béton, limité au nord et au nord-est par un aéroport et une sinistre prison, la plus célèbre de toute la Syrie, une prison noir et rouge sang, couleurs prémonitoires du drapeau syrien que la dynastie Assad s’était acharnée à déployer sur tout le territoire : dans ses geôles, les tortures les plus atroces étaient quotidiennes, les supplices médiévaux systématiques, une routine sans autre but que l’effroi général, l’épandage de la peur sur tout le pays comme du fumier.
Ce qui intéressait surtout Sarah à Palmyre, au-delà de l’éblouissante beauté des ruines et les monstruosités du régime Assad, c’étaient les traces du séjour d’Annemarie Schwarzenbach et son étrange logeuse Marga d’Andurain, patronne de l’hôtel Zénobie au début des années 1930 — autour du feu, devant la citadelle de Fakhr ed-Din, nous avons passé grande partie de la nuit à raconter des histoires, tour à tour, une vraie Séance , une Maqâma , genre noble de la littérature arabe où les personnages se passent la parole pour explorer, chacun à son tour, un sujet donné : nous avons écrit, cette nuit-là, la Maqâma tadmoriyya , la Séance de Palmyre.
Le gardien du fort était un vieil homme sec en keffieh armé d’un fusil de chasse ; sa mission consistait à fermer, avec une chaîne et un cadenas impressionnants, la grille d’accès au château — il était tout à fait surpris par notre délégation. Nous avions laissé les arabisantes négocier avec lui et observions, Bilger, François-Marie et moi, en retrait, le déroulement des palabres : le garde champêtre était inflexible, la grille devait être fermée le soir au couchant et rouverte à l’aube, c’était sa mission et il entendait l’accomplir, même si cela ne convenait pas aux touristes ; notre projet tombait à l’eau et nous nous demandions comment nous avions imaginé une seconde qu’il pût en être autrement, par prétention colonialiste sans doute. Sarah ne baissait pas les bras ; elle continuait à argumenter face au Palmyréen qui jouait machinalement avec la bretelle de son arme tout en nous jetant, par moments, des regards inquiets : il devait se demander pourquoi nous le laissions aux prises avec cette jeune femme alors que nous, trois hommes, nous tenions là, à deux mètres, à observer placidement le conciliabule. Julie vint nous mettre au courant de l’avancée des négociations ; le gardien était tenu d’accomplir son devoir, l’ouverture et la fermeture. En revanche nous pouvions rester à l’intérieur de la citadelle, donc enfermés jusqu’à l’aube, cela ne dérangeait point sa mission. Sarah avait accepté, comme base de départ, ces conditions — elle essayait, en sus, d’obtenir la clé du cadenas, ce qui nous permettrait de quitter le noble donjon en cas d’urgence sans avoir à attendre la délivrance de l’aurore comme dans un conte de fées. Il faut bien avouer que la perspective d’être enfermés à l’intérieur d’une forteresse inexpugnable, à quelques kilomètres de la prison la plus sinistre de Syrie, me faisait un peu frémir — le bâtiment n’était qu’un tas de cailloux, sans commodité aucune, des pièces vides autour d’un bref cortile encombré d’éboulis, des escaliers sans garde-corps montant jusqu’aux terrasses plus ou moins crénelées où tournoyaient les chauves-souris. Fort heureusement, le gardien était à bout de patience ; après nous avoir une dernière fois proposé d’entrer, et comme nous hésitions toujours à nous reclure volontairement (avions-nous réellement tout ce dont nous avions besoin ? Des allumettes, du papier journal, de l’eau ?), il finit par fermer sa grille sans plus attendre, pressé de rentrer chez lui ; Sarah lui posa une dernière question, à laquelle il sembla répondre par l’affirmative, avant de nous tourner le dos pour descendre vers la vallée des tombes, droit dans la pente.
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