— Je ne suis ni gouverneur, ni saint, ni marié… Je jouis des avantages de mon obscurité… Mais parlons de votre voyage, mou cher Maître. Vous savez que le patron a l’intention de vous accompagner demain, jusqu’à votre prochaine étape?
— Le Gouverneur m’a, en effet, offert de m’emmener dans son avion personnel, il a, m’a-t-il dit, une inspection à passer sur la côte, un monument à inaugurer… Est-ce que vous serez du voyage?
— Non… Il y a seulement, outre le Gouverneur et vous, M meBoussart, qui n’aime pas laisser sou mari faire de l’avion sans elle, au-dessus de la forêt, le pilote et le commandant des troupes, le colonel Angelini, qui doit participer à l’inspection.
— Est-ce que je l’ai rencontré?
— Je ne le crois pas, mais il vous plaira… Il est brillant, amusant… Et un as [286] un as — un des hommes les plus remarquables de sa profession.
au point, de vue militaire… Ancien officier de renseignements au Maroc, l’un des poulains [287] poulain (m) — élève, pupille.
de votre Lyautey… Tout jeune colonel; grand avenir.
— Le voyage est long?
— Oh! non! Une heure de forêt jusqu’au delta, puis cent kilomètres de plage et vous y serez.
Le dernier dîner au palais fut agréable. Le colonel Angelini avait été invité, pour préparer le voyage. Ce lieutenant-colonel avait l’air d’un capitaine. Jeune de visage et de cœur. Il parla beaucoup et bien; c’était un esprit paradoxal, parfois agressif, très cultivé. Sur les mœurs des indigènes, sur leurs totems et leurs tabous [288] totems (m pl) — animaux et objets sacrés, considérés comme ancêtres d une tribu chez les peuples primitifs; tabou — action défendue par la religion (celle de toucher à certains objets, de prononcer certains mots etc.)
, il en savait plus que le Gouverneur et, à ma grande surprise, M meBoussart lui donnait la réplique avec compétence. Le Gouverneur écoutait sa femme avec une évidente admiration et, de temps à autre, me regardait à la dérobée pourvoir l’impression qu’elle produisait sur moi. Après le dîner, il emmena Angelini et Dugas dans son bureau, pour régler quelques questions urgentes, et je restai seul avec „Giselle“. Elle était coquette et c’est un jeu auquel je me prends facilement, mais, dès qu’elle fut en confiance [289] je me prends — je me laisse entraîner; elle fut en confiance — elle se sentit à l’aise avec moi.
, elle m’interrogea sur le colonel:
— Qu’en pensez-vous? me dit-elle. A vous, écrivain, il doit plaire. Il nous est bien précieux. Mon mari ne jure que par lui… [290] Mon mari ne jure que par lui. — Mon mari a beaucoup d’admiration pour lui.
A moi, qui suis un peu ici une exilée, il apporte un air de France — et du monde… Si vous en avez l’occasion, faites-vous réciter des vers par lui… C’est une anthologie vivante.
— Voilà qui sera une ressource pour l’avion.
— Non, dit-elle, l’hélice couvre les voix.
Vers dix heures, le gouverneur et le colonel nous rejoignirent, mais on se sépara presque aussitôt car le départ du lendemain matin était fixé à quatre heures, pour raisons de température.
Quand le boy [291] boy [' bɔi] (angl.) — garçon, serviteur indigène.
noir me réveilla, le temps n’était pas beau. Un vent assez violent soufflait de l’Ouest. J’ai fait, dans ma vie, des milliers d’heures de vol et je monte en avion sans aucune appréhension. Pourtant je n’aime pas beaucoup ces voyages au-dessus de la forêt vierge, où se poser serait impossible et où, si par miracle on atterrissait dans une clairière, on aurait peu de chances d’être repérés par des sauveteurs. Je descendis déjeuner et trouvai Dugas à table.
— La météo [292] la météo — les rapports météorologiques.
est mauvaise, dit-il d’un air soucieux. Le pilote a suggéré de remettre le voyage; le patron ne veut rien savoir; il dit qu’il a la baraka [293] baraka (arabe) — chance, destin favorable.
et que d’ailleurs la météo se trompe toujours.
— Je l’espère, dis-je, car je dois faire une conférence ce soir à Batoka. Je n’ai pas d’autre moyen de transport.
— Le courage est ici trop facile pour moi, dit Dugas. Je ne suis pas du voyage… Mais je suis de l’avis du patron… Les catastrophes annoncées sont celles qui n’arrivent jamais.
Un instant plus tard, le Gouverneur et sa femme descendirent. Il était en uniforme de toile blanche, sur lequel tranchaient les décorations. M meBoussart, élégante, sportive, semblait la fille de son mari. Encore assoupie, elle parla peu. Au champ d’aviation (immense clairière taillée dans la forêt), nous trouvâmes le colonel qui regardait, avec un air d’ironique défi, un ciel de tempête.
— Vous vous souvenez, me dit-il, des descriptions par Saint-Ex [294] Saint-Ex — Antoine de Saint-Exupéry (1900–1944), écrivain et pilote français, auteur de Terre des hommes, Vol de nuit et autres ouvrages.
des trous d’air en montagne? Les trous d’air en forêt sont bien pires. Vous allez voir. Préparez-vous à danser… Vous devriez rester ici, Madame, ajouta-t-il en se tournant vers M meBoussart.
— Il n’en est pas question, dit-elle avec force. Je resterai si tout le monde reste; je partirai si tout le monde part.
Le pilote avait salué le Gouverneur et s’était écarté avec lui de notre groupe. Je devinai qu’il plaidait en faveur d’une remise du voyage et rencontrait une résistance. Après un instant, le Gouverneur revint vers nous et dit sèchement:
— Embarquons.
Quelques minutes plus tard, nous volions au-dessus d’une mer d’arbres et le bruit des hélices rendait toute conversation difficile. Sous les coups de vent, la forêt frémissait comme le garrot d’un pur-sang. M meBoussart avait fermé les yeux; j’avais pris un livre mais bientôt les sauts de l’appareil devinrent tels que je dus renoncer à ma lecture. Nous volions à mille mètres environ au-dessus de la forêt, parmi des nuages noirs, et une pluie épaisse enveloppait l’avion. La chaleur était lourde, pénible. De temps à autre, l’appareil tombait comme dans un puits et se recevait sur [295] l’appareil… se recevait sur… — l’avion se heurtait à…
des couches d’air plus dures, avec un choc si fort que l’on se demandait si les ailes y résisteraient.
Je n’essaierai pas de vous décrire ce voyage de cauchemar. Imaginez un ouragan de plus eu plus violent, un appareil cabré, un pilote tournant vers nous de temps à autre un visage anxieux. Le Gouverneur restait calme; sa femme n’ouvrait pas les yeux. Plus d’une heure se passa ainsi. Soudain le colonel me prit par le bras et me poussa vers le hublot.
— Regardez! cria-t-il à mon oreille, un raz de marée… Un ne voit plus le delta.
Ce que je vis était en effet extraordinaire. A l’endroit où s’arrêtait la masse noire des arbres, on ne voyait plus que la mer, une mer jaune comme si elle avait été tout entière chargée de boue. Un vent furieux la jetait à l’assaut de la forêt et on avait l’impression que celle-ci était en partie submergée. Toute plage avait disparu. Le pilote griffonna quelques notes au crayon et, se retournant à demi, passa le papier au colonel qui me le montra.
— „Aucun point de repère. Pas de signal radio. Ne sais où atterrir“.
Le colonel se leva et, titubant sous les chocs, s’accrochant aux sièges, alla porter le message au Gouverneur.
— A-t-il assez d’essence pour virer de bord [296] virer de bord — retourner en arrière.
et rentrer? demanda celui-ci.
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