D'autorité les commis recruteurs s'en saisirent de son panier pour peser le contenu sur la balance. Le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n'osait toujours pas relever la tête. Les autres nègres de la famille les attendaient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu'ils ne perdent rien du spectacle.
C'était la première fois qu'ils venaient comme ça tous ensemble de la forêt, vers les Blancs en ville. Ils avaient dû s'y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour récolter tout ce caoutchouc-là. Alors forcément le résultat les intéressait tous. C'est long à suinter le caoutchouc dans les petits godets qu'on accroche au tronc des arbres. Souvent, on n'en a pas plein un petit verre en deux mois.
Pesée faite, notre gratteur entraîna le père, éberlué, derrière son comptoir et avec un crayon lui fit son compte et puis lui enferma dans le creux de la main quelques pièces en argent. Et puis : « Va-t'en ! qu'il lui a dit comme ça. C'est ton compte !… »
Tous les petits amis blancs s'en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business. Le nègre restait planté penaud devant le comptoir avec son petit caleçon orange autour du sexe.
« Toi, y a pas savoir argent ? Sauvage, alors ? que l'interpelle pour le réveiller l'un de nos commis débrouillard habitué et bien dressé sans doute à ces transactions péremptoires. Toi y en a pas parler “francé” dis ? Toi y en a gorille encore hein ?… Toi y en a parler quoi hein ? Kous Kous ? Mabillia ? Toi y en a couillon ! Bushman ! Plein couillon ! »
Mais il restait devant nous le sauvage la main refermée sur les pièces. Il se serait bien sauvé s'il avait osé, mais il n'osait pas.
« Toi y en a acheté alors quoi avec ton pognon ? intervint le “gratteur” opportunément. J'en ai pas vu un aussi con que lui tout de même depuis bien longtemps, voulut-il bien remarquer. Il doit venir de loin celui-là ! Qu'est-ce que tu veux ? Donne-moi-le ton pognon ! »
Il lui reprit l'argent d'autorité et à la place des pièces lui chiffonna dans le creux de la main un grand mouchoir très vert qu'il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir.
Le père nègre hésitait à s'en aller avec ce mouchoir. Le gratteur fit alors mieux encore. Il connaissait décidément tous les trucs du commerce conquérant. Agitant devant les yeux d'un des tout petits Noirs enfants, le grand morceau vert d'étamine : « Tu le trouves pas beau toi dis morpion ? T'en as souvent vu comme ça dis ma petite mignonne, dis ma petite charogne, dis mon petit boudin, des mouchoirs ? » Et il le lui noua autour du cou d'autorité, question de l'habiller.
La famille sauvage contemplait à présent le petit orné de cette grande chose en cotonnade verte… Il n'y avait plus rien à faire puisque le mouchoir venait d'entrer dans la famille. Il n'y avait plus qu'à l'accepter, le prendre et s'en aller.
Tous se mirent donc à reculer lentement, franchirent la porte, et au moment où le père se retournait, en dernier, pour dire quelque chose, le commis le plus dessalé qui avait des chaussures le stimula, le père, par un grand coup de botte en plein dans les fesses.
Toute la petite tribu, regroupée, silencieuse, de l'autre côté de l'avenue Faidherbe, sous le magnolier, nous regarda finir notre apéritif. On aurait dit qu'ils essayaient de comprendre ce qui venait de leur arriver.
C'était l'homme du « corocoro » qui nous régalait. Il nous fit même marcher son phonographe. On trouvait de tout dans sa boutique. Ça me rappelait les convois de la guerre.
Au service de la Compagnie Pordurière du Petit Togo besognaient donc en même temps que moi, je l'ai dit, dans ses hangars et sur ses plantations, grand nombre de nègres et de petits Blancs dans mon genre. Les indigènes eux, ne fonctionnent guère en somme qu'à coups de trique, ils gardent cette dignité, tandis que les Blancs, perfectionnés par l'instruction publique, ils marchent tout seuls.
La trique finit par fatiguer celui qui la manie, tandis que l'espoir de devenir puissants et riches dont les Blancs sont gavés, ça ne coûte rien, absolument rien. Qu'on ne vienne plus nous vanter l'Égypte et les Tyrans tartares ! Ce n'étaient ces antiques amateurs que petits margoulins prétentieux dans l'art suprême de faire rendre à la bête verticale son plus bel effort au boulot. Ils ne savaient pas, ces primitifs, l'appeler « Monsieur » l'esclave, et le faire voter de temps à autre, ni lui payer le journal, ni surtout l'emmener à la guerre, pour lui faire passer ses passions. Un chrétien de vingt siècles, j'en savais quelque chose, ne se retient plus quand devant lui vient à passer un régiment. Ça lui fait jaillir trop d'idées.
Aussi, décidai-je en ce qui me concernait de me surveiller désormais de très près, et puis d'apprendre à me taire scrupuleusement, à cacher mon envie de foutre le camp, à prospérer enfin si possible et malgré tout au service de la Compagnie Pordurière. Plus une minute à perdre.
Le long de nos hangars, au ras des rives bourbeuses séjournaient, sournois et permanents, des bandes de crocodiles aux aguets. Eux genre métallique, jouissaient de cette chaleur en délire, les nègres aussi, semblait-il.
En plein midi, on se demandait si c'était possible toute l'agitation de ces masses besogneuses le long des quais, cette pagaïe de nègres surexcités et croasseurs.
Question de me dresser au numérotage des sacs, avant que je prisse la brousse, j'ai dû m'entraîner à m'asphyxier progressivement dans le hangar central de la Compagnie avec les autres commis, entre deux grandes balances, coincées au milieu de la foule alcaline des nègres en loques, pustuleux et chantants. Chacun traînait après lui son petit nuage de poussière, qu'il secouait en cadence. Les coups mats des préposés au portage s'abattaient sur ces dos magnifiques, sans éveiller de protestations ni de plaintes. Une passivité d'ahuris. La douleur supportée aussi simplement que l'air torride de cette fournaise poussiéreuse.
Le Directeur passait de temps en temps, toujours agressif, pour s'assurer que je faisais des progrès réels dans la technique du numérotage et des pesées truquées.
Il se frayait un chemin jusqu'aux balances, à travers la houle indigène, à grands coups de trique. « Bardamu, me dit-il un matin, qu'il était en verve, ces nègres-là, qui nous entourent, vous les voyez n'est-ce pas ?… Eh bien quand j'arrivai au Petit Togo moi, voici tantôt trente ans, ils ne vivaient encore que de chasse, de pêche et de massacres entre tribus, ces salopards !… Petit factorier à mes débuts, je les ai vus tel que je vous parle, s'en retourner après victoire dans leur village, chargés de plus de cent paniers de viande humaine bien saignante pour s'en foutre plein la lampe !… Vous m'entendez Bardamu !… Bien saignante ! Celle de leurs ennemis ! Vous parlez d'un réveillon !… Aujourd'hui, plus de victoires ! Nous sommes là ! Plus de tribus ! Plus de chichis ! Plus de flaflas ! Mais de la main-d'œuvre et des cacahuètes ! Au boulot ! Plus de chasse ! Plus de fusils ! Des cacahuètes et du caoutchouc !… Pour payer l'impôt ! L'impôt pour faire venir à nous du caoutchouc et des cacahuètes encore ! C'est la vie Bardamu ! Cacahuètes ! Cacahuètes et caoutchouc !… Et puis, tenez, voici justement le général Tombat qui vient de notre côté. »
Celui-ci venait bien en effet à notre rencontre, vieillard, croulant sous la charge énorme du soleil.
Il n'était plus tout à fait militaire, le général, pas civil encore cependant. Confident de la « Pordurière », il servait de liaison entre l'Administration et le Commerce. Liaison indispensable bien que ces deux éléments fussent toujours en concurrence et en état d'hostilité permanente. Mais le général Tombat manœuvrait admirablement. Il était sorti, entre autres, d'une récente sale affaire de vente de biens ennemis, qu'on jugeait insoluble en haut lieu.
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