Dans l'hébétude des longues siestes paludéennes il fait si chaud que les mouches aussi se reposent. Au bout des bras exsangues et poilus pendent les romans crasseux, des deux côtés des lits, toujours dépareillés les romans, la moitié des feuilles manquent à cause des dysentériques qui n'ont jamais de papier suffisamment et puis aussi des Sœurs de mauvaise humeur qui censurent à leur façon les ouvrages où le Bon Dieu n'est pas respecté. Les morpions de la troupe les tracassent comme tout le monde les Sœurs. Elles vont pour mieux se gratter relever leur robe à l'abri des paravents où le mort du matin n'arrive pas à se refroidir tellement qu'il a chaud encore lui aussi.
Tout lugubre qu'était l'hôpital, c'était cependant l'endroit de la colonie, le seul où l'on pouvait se sentir un peu oublié, à l'abri des hommes du dehors, des chefs. Vacances d'esclavage, l'essentiel en somme, et seul bonheur à ma portée.
Je m'enquérais des conditions d'entrée, des habitudes des médecins, de leurs manies. Mon départ pour la forêt, je ne l'envisageais plus qu'avec désespoir et révolte et me promettais déjà de contracter au plus tôt, toutes les fièvres qui passeraient à ma portée, pour revenir sur Fort-Gono malade et si décharné, si dégoûtant, qu'il faudrait bien qu'ils se décident non seulement à me prendre mais à me rapatrier. Des trucs j'en connaissais déjà et des fameux pour être malade, j'en appris encore des nouveaux, spéciaux, pour les colonies.
Je m'apprêtais à vaincre mille difficultés, car ni les Directeurs de la Compagnie Pordurière, ni les chefs de bataillon ne se fatiguent aisément de traquer leurs proies maigres, transies à beloter entre les lits pisseux.
Ils me trouveraient résolu à pourrir de tout ce qu'il fallait. Au surplus, en général, on ne séjournait que peu de temps à l'hôpital, à moins d'y terminer sa carrière coloniale une bonne fois pour toutes. Les plus subtils, les plus coquins, les mieux armés de caractère parmi les fébriles, arrivaient parfois à se glisser sur un transport pour la métropole. C'était le doux miracle. La plupart des malades hospitalisés, s'avouaient à bout de ruses, vaincus par les règlements, et retournaient en brousse se délester de leurs derniers kilos. Si la quinine les abandonnait tout à fait aux larves tant qu'ils étaient au régime hospitalier l'aumônier leur refermait les yeux simplement sur les dix-huit heures, et quatre Sénégalais de service emballaient ces débris exsangues vers l'enclos des glaises rouges près de l'église de Fort-Gono si chaude celle-là, sous les tôles ondulées, qu'on n'y entrait jamais deux fois de suite, plus tropicale que les Tropiques. Il aurait fallu pour s'y tenir debout, dans l'église, ahaner comme un chien.
Ainsi s'en vont les hommes qui décidément ont bien du mal à faire tout ce qu'on exige d'eux : le papillon pendant la jeunesse et l'asticot pour en finir.
J'essayais encore d'obtenir par-ci par-là, quelques détails, des renseignements pour me faire une idée. Ce que m'avait dépeint de Bikomimbo le Directeur me semblait tout de même incroyable. En somme il s'agissait d'une factorie d'essai, d'une tentative de pénétration loin de la côte, à dix jours au moins, isolée au milieu des indigènes, de leur forêt, qu'on me représentait, elle, comme une immense réserve pullulante de bêtes et de maladies.
Je me demandais s'ils n'étaient pas tout simplement jaloux de mon sort, les autres, ces petits copains de la Pordurière qui passaient par des alternatives d'anéantissement et d'agressivité. Leur sottise (ils n'avaient que cela) dépendait de la qualité de l'alcool qu'ils venaient d'ingérer, des lettres qu'ils recevaient, de la quantité plus ou moins grande d'espoir qu'ils avaient perdue dans la journée. En règle générale, plus ils dépérissaient, plus ils plastronnaient. Fantômes (comme Ortolan en guerre) ils eussent eu tous les culots.
L'apéritif nous durait trois bonnes heures. On y parlait toujours du Gouverneur, le pivot de toutes les conversations, et puis des vols d'objets possibles et impossibles et enfin de la sexualité : les trois couleurs du drapeau colonial. Les fonctionnaires présents accusaient sans ambage les militaires de se vautrer dans la concussion et l'abus d'autorité, mais les militaires le leur rendaient bien. Les commerçants considéraient quant à eux tous ces prébendiers comme autant d'hypocrites imposteurs et pillards. Quant au Gouverneur, le bruit de son rappel circulait chaque matin depuis dix bonnes années et cependant le télégramme si intéressant de cette disgrâce n'arrivait jamais et cela en dépit des deux lettres anonymes, au moins, qui s'envolaient chaque semaine, depuis toujours, à l'adresse du Ministre, portant au compte de ce tyran local mille bordées d'horreurs très précises.
Les nègres ont de la veine eux avec leur peau en pelure d'oignon, le Blanc lui s'empoisonne, cloisonné qu'il est entre son jus acide et sa chemise en cellular. Aussi malheur à qui l'approche. J'étais dressé depuis l' Amiral-Bragueton.
En l'espace de quelques jours j'en appris de belles sur le compte de mon propre Directeur ! Sur son passé rempli de plus de crapuleries qu'une prison de port de guerre. On y découvrait de tout dans son passé et même, je le suppose, de magnifiques erreurs judiciaires. C'est vrai que sa tête était contre lui, indéniable, angoissante figure d'assassin, ou plutôt, pour ne charger personne, d'homme imprudent, énormément pressé de se réaliser, ce qui revient au même.
À l'heure de la sieste, en passant, on pouvait percevoir écroulées dans l'ombre de leurs pavillons du boulevard Faidherbe, quelques Blanches ci et là, épouses d'officiers, de colons, que le climat décollait bien davantage encore que les hommes, petites voix gracieusement hésitantes, sourires énormément indulgents, fardées sur toute leur pâleur comme de contentes agoniques. Elles montraient moins de courage et de bonne tenue, ces bourgeoises transplantées, que la patronne de la Pagode qui ne devait compter que sur elle-même. La Compagnie Pordurière de son côté consommait beaucoup de petits employés blancs dans mon genre, elle en perdait par dizaines chaque saison de ces sous-hommes, dans ses factories forestières, au voisinage des marais. C'était des pionniers.
Chaque matin, l'Armée et le Commerce venaient pleurnicher leurs contingents jusqu'au Bureau même de l'hôpital. Il ne se passait pas de jour qu'un capitaine ne menaçât et ne fît retentir le Tonnerre de Dieu sur le Gestionnaire pour qu'on lui renvoie ses trois sergents beloteurs paludéens et les deux caporaux syphilitiques en vitesse, cadres qui lui faisaient précisément défaut pour s'organiser une compagnie. Si on lui répondait qu'ils étaient morts ses « tire-au-cul » alors il leur foutait la paix aux administrateurs, et il s'en retournait, lui, boire un peu plus à la Pagode.
On avait à peine le temps de les voir disparaître les hommes, les jours et les choses dans cette verdure, ce climat, la chaleur et les moustiques. Tout y passait, c'était dégoûtant, par bouts, par phrases, par membres, par regrets, par globules, ils se perdaient au soleil, fondaient dans le torrent de la lumière et des couleurs, et le goût et le temps avec, tout y passait. Il n'y avait que de l'angoisse étincelante dans l'air.
Enfin, le petit cargo sur lequel je devais longer la côte, jusqu'à proximité de mon poste, mouilla en vue de Fort-Gono. Le Papaoutah qu'il s'intitulait. Une petite coque bien plate, bâtie pour les estuaires. On le chauffait au bois le Papaoutah . Seul Blanc à bord, un coin me fut concédé entre la cuisine et les cabinets. Nous allions si lentement sur les mers que je crus tout d'abord qu'il s'agissait d'une précaution pour sortir de la rade. Mais nous n'allâmes jamais plus vite. Ce Papaoutah manquait incroyablement de force. Nous cheminâmes ainsi en vue de la côte, infinie bande grise et touffue de menus arbres dans la chaleur aux buées dansantes. Quelle promenade ! Papaoutah fendait l'eau comme s'il l'avait suée toute lui-même, douloureusement. Il défaisait une vaguelette après l'autre avec des précautions de pansements. Le pilote, me semblait-il de loin, devait être un mulâtre ; je dis « semblait » car je ne trouvai jamais l'entrain qu'il aurait fallu pour monter là-haut sur la passerelle me rendre compte par moi-même. Je restai confiné avec les nègres, seuls passagers, dans l'ombre de la coursive, tant que le soleil tenait le pont, jusque sur les cinq heures. Pour ne pas qu'il vous brûle la tête par les yeux, le soleil, il faut cligner comme un rat. Après cinq heures on peut se payer un tour d'horizon, la bonne vie. Cette frange grise, le pays touffu au ras de l'eau, là-bas, sorte de dessous de bras écrasé, ne me disait rien qui vaille. C'était dégoûtant à respirer cet air-là, même la nuit, tellement l'air restait tiède, marine moisie. Toute cette fadasserie portait au cœur, avec l'odeur de la machine en plus et le jour les flots trop ocre par ici, et trop bleus de l'autre côté. On était pire encore que sur l' Amiral-Bragueton moins les meurtriers militaires, bien entendu.
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