Mes petits collègues n'échangeaient point d'idées entre eux. Rien que des formules, fixées, cuites et recuites comme des croûtons de pensées. « Faut pas s'en faire ! » qu'ils disaient. « On les aura !… » « L'Agent général est cocu !… » « Les nègres faut les tailler en blagues à tabac ! », etc.
Le soir, nous nous retrouvions à l'apéritif, les dernières corvées exécutées, avec un agent auxiliaire de l'Administration, M. Tandernot, qu'il s'appelait, originaire de La Rochelle. S'il se mêlait aux commerçants, Tandernot, c'était seulement pour se faire payer l'apéritif. Fallait bien. Déchéance. Il n'avait pas du tout d'argent. Sa place était aussi inférieure que possible dans la hiérarchie coloniale. Sa fonction consistait à diriger la construction de routes en pleines forêts. Les indigènes y travaillaient sous la trique de ses miliciens évidemment. Mais comme aucun Blanc ne passait jamais sur les nouvelles routes que créait Tandernot et que d'autre part les Noirs leur préféraient aux routes leurs sentiers de la forêt, pour qu'on les repère le moins possible à cause des impôts, et comme au fond elles ne menaient nulle part les routes de l'Administration à Tandernot, alors elles disparaissaient sous la végétation fort rapidement, en vérité d'un mois à l'autre, pour tout dire.
« J'en ai perdu l'année dernière pour 122 kilomètres ! nous rappelait-il volontiers ce pionnier fantastique à propos de ses routes. Vous me croirez si vous voulez !… »
Je ne lui ai reconnu pendant mon séjour qu'une seule forfanterie, humble vanité, à Tandernot, c'était d'être lui, le seul Européen qui puisse attraper des rhumes en Bragamance par 44° à l'ombre… Cette originalité le consolait de bien des choses… « Je me suis encore enrhumé comme une vache ! qu'il annonçait assez fièrement à l'apéritif. Il n'y a que moi à qui ça arrive ! — « Ce Tandernot, quel type quand même ! » s'exclamaient alors les membres de notre bande chétive. C'était mieux que rien du tout, une telle satisfaction. N'importe quoi, dans la vanité, c'est mieux que rien du tout.
Une des autres distractions du groupe des petits salariés de la Compagnie Pordurière consistait à organiser des concours de fièvre. Ça n'était pas difficile mais on s'y défiait pendant des journées, alors ça passait bien du temps. Le soir venu et la fièvre aussi, presque toujours quotidienne, on se mesurait. « Tiens, j'ai trente-neuf !… — Dis donc, t'en fais pas, j'ai quarante comme je veux ! »
Ces résultats étaient d'ailleurs tout à fait exacts et réguliers. À la lueur des photophores, on se comparait les thermomètres. Le vainqueur triomphait en tremblotant. « J' peux plus pisser tellement que je transpire ! » notait fidèlement le plus émacié de tous, un mince collègue, un Ariégeois, un champion de la fébricité venu ici, me confia-t-il, pour fuir le séminaire, où « il n'avait pas assez de liberté ». Mais le temps passait et ni les uns, ni les autres de ces compagnons ne pouvaient me dire à quel genre d'original exactement appartenait l'individu que j'allais remplacer à Bikomimbo.
« C'est un drôle de type ! » m'avertissaient-ils, et c'était tout.
« Au début à la colonie, me conseillait le petit Ariégeois à la grande fièvre, faut faire valoir tes qualités ! C'est tout l'un ou tout l'autre ! Tu seras tout en or pour le Directeur ou tout fumier ! Et c'est tout de suite, remarque-le, que t'es jugé ! »
J'avais bien peur d'être jugé, en ce qui me concernait, parmi les « tout fumier » ou pire encore.
Ces jeunes négriers mes amis, m'emmenèrent rendre visite à un autre collègue de la Compagnie Pordurière qui vaut d'être évoqué spécialement dans ce récit. Tenancier d'un comptoir au centre du quartier des Européens, moisi de fatigue, croulant, huileux, il redoutait toute lumière à cause de ses yeux, que deux ans de cuisson ininterrompue sous les tôles ondulées avaient rendus atrocement secs. Il mettait, disait-il, une bonne demi-heure le matin à les ouvrir et encore une autre demi-heure avant d'y voir un peu clair avec. Tout rayon lumineux le blessait. Une énorme taupe bien galeuse.
Étouffer et souffrir était devenu pour lui comme un état second, voler aussi. On l'aurait bien désemparé si on l'avait rendu bien portant et scrupuleux d'un seul coup. Sa haine pour l'Agent général Directeur me semble encore aujourd'hui, à tant de distance, une des passions les plus vivaces qu'il m'ait été donné d'observer jamais chez un homme. Une rage étonnante le secouait à son égard, à travers sa douleur et à la moindre occasion il enrageait énormément tout en se grattant d'ailleurs de haut en bas.
Il n'arrêtait pas de se gratter tout autour de lui-même, giratoirement pour ainsi dire, de l'extrémité de la colonne vertébrale à la naissance du cou. Il se sillonnait l'épiderme et le derme même de rayures d'ongles sanglantes, sans cesser pour cela de servir les clients, nombreux, des nègres presque toujours, nus plus ou moins.
Avec sa main libre, il plongeait alors, affairé, en diverses cachettes, et à droite et à gauche dans la ténébreuse boutique. Il en soutirait sans jamais se tromper, habile et prompt à ravir, très justement ce qu'il fallait au chaland de tabac en branches puantes, d'allumettes humides, de boîtes de sardines et de mélasse à la grosse cuiller, de bière suralcoolique en canettes truquées qu'il laissait retomber brusquement si la frénésie le reprenait d'aller se gratter, par exemple, dans les grandes profondeurs de son pantalon. Il y enfonçait alors le bras entier qui ressortait bientôt par la braguette, toujours entrebâillée par précaution.
Cette maladie qui lui rongeait la peau, il lui donnait un nom local « Corocoro ». « Cette vache de “Corocoro” !… Quand je pense que ce saligaud de Directeur ne l'a pas encore attrapé le Corocoro”, s'emportait-il. Ça me fait bien mal au ventre encore davantage !… Il prendra pas sur lui le Corocoro !… Il est bien trop pourri. C'est pas un homme ce maquereau-là, c'est une infection !… C'est une vraie merde !… »
Du coup toute l'assemblée éclatait de rigolade et les nègres-clients aussi par émulation. Il nous épouvantait un peu ce copain. Il avait un ami quand même, c'était ce petit être poussif et grisonnant qui conduisait un camion pour la Compagnie Pordurière. Il nous apportait toujours de la glace lui, volée évidemment par-ci, par-là, sur les bateaux à quai.
Nous trinquâmes à sa santé sur le comptoir au milieu des clients noirs qui en bavaient d'envie. Les clients c'étaient des indigènes assez délurés pour oser s'approcher de nous les Blancs, une sélection en somme. Les autres de nègres, moins dessalés, préféraient demeurer à distance. L'instinct. Mais les plus dégourdis, les plus contaminés, devenaient des commis de magasin. En boutique, on les reconnaissait les commis nègres à ce qu'ils engueulaient passionnément les autres Noirs. Le collègue au « corocoro » achetait du caoutchouc de traite, brut, qu'on lui apportait de la brousse, en sacs, en boules humides.
Comme nous étions là, jamais las de l'entendre, une famille de récolteurs, timide, vient se figer sur le seuil de sa porte. Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d'un petit pagne orange, son long coupe-coupe à bout de bras.
Il n'osait pas entrer le sauvage. Un des commis indigènes l'invitait pourtant : « Viens bougnoule ! Viens voir ici ! Nous y a pas bouffer sauvages ! » Ce langage finit par les décider. Ils pénétrèrent dans la cagna cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme au « corocoro ».
Ce Noir n'avait encore, semblait-il, jamais vu de boutique, ni de Blancs peut-être. Une de ses femmes le suivait, yeux baissés, portant sur le sommet de la tête, en équilibre, le gros panier rempli de caoutchouc brut.
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