Le Directeur en avait assez de me donner des conseils, il se levait pour me congédier. Le toit au-dessus de nous en tôle, paraissait peser deux mille tonnes au moins, tellement qu'elle nous gardait sur nous toute la chaleur la tôle. On en faisait tous les deux la grimace d'avoir si chaud. C'était à crever sans délai. Il ajouta :
« C'est peut-être pas la peine qu'on se revoie avant votre départ Bardamu ! Tout fatigue ici ! Enfin, j'irai peut-être vous surveiller aux hangars quand même avant votre départ !… On vous écrira quand vous serez là-bas… Y a un courrier par mois… Il part d'ici le courrier… Allons, bonne chance !… »
Et il disparut dans son ombre entre son casque et son veston. On lui voyait bien distinctement les cordes des tendons du cou, derrière, arquées comme deux doigts contre sa tête. Il s'est retourné encore une fois :
« Dites bien à l'autre numéro qu'il redescende par ici en vitesse !… Que j'ai deux mots à lui dire !… Qu'il perde pas son temps en route ! Ah ! la carne ! Faudrait pas qu'il crève en route surtout !… Ça serait dommage ! Bien dommage ! Ah ! le beau fumier ! »
Un nègre de son service me précédait avec la grande lanterne pour me mener vers l'endroit où je devais loger en attendant mon départ pour ce gentil Bikomimbo promis.
Nous allions au long des allées où tout le monde avait l'air d'être descendu en promenade après le crépuscule. La nuit martelée de gongs était partout, toute coupaillée de chants rétrécis et incohérents comme le hoquet, la grosse nuit noire des pays chauds avec son cœur brutal en tam-tam qui bat toujours trop vite.
Mon jeune guide filait souplement sur ses pieds nus. Il devait y avoir des Européens dans les taillis, on les entendait par là, en train de vadrouiller, leurs voix de Blancs, bien reconnaissables, agressives, truquées. Les chauves-souris n'arrêtaient pas de venir voltiger, de sillonner parmi les essaims d'insectes que notre lumière attirait autour de notre passage. Sous chaque feuille des arbres devait se cacher un cri-cri au moins à en juger par le potin assourdissant qu'ils faisaient tous ensemble.
Nous fûmes arrêtés au croisement de deux routes, à mi-hauteur d'une élévation, par un groupe de tirailleurs indigènes qui discutaient auprès d'un cercueil posé par terre, recouvert d'un large et ondulant drapeau tricolore.
C'était un mort de l'hôpital qu'ils ne savaient pas très bien où aller mettre en terre. Les ordres étaient vagues. Certains voulaient l'enterrer dans un des champs d'en bas, les autres insistaient pour un enclos tout en haut de la côte. Fallait s'entendre. Nous eûmes ainsi le boy et moi notre mot à dire dans cette affaire.
Enfin, ils se décidèrent, les porteurs, pour le cimetière d'en bas plutôt que pour celui d'en haut, à cause de la descente. Nous rencontrâmes encore sur notre route trois petits jeunes gens blancs de la race de ceux qui fréquentent le dimanche les matchs de rugby en Europe, spectateurs passionnés, agressifs et pâlots. Ils appartenaient, ici, employés comme moi, à la Société Pordurière et m'indiquèrent bien aimablement le chemin de cette maison inachevée où se trouvait, temporaire, mon lit démontable et portatif.
Nous y partîmes. Cette bâtisse était exactement vide, sauf quelques ustensiles de cuisine et mon espèce de lit. Dès que je fus allongé sur cette chose filiforme et tremblante, vingt chauves-souris sortirent des coins et s'élancèrent en allées et venues bruissantes comme autant de salves d'éventails, au-dessus de mon repos craintif.
Le petit nègre, mon guide, revenait sur ses pas pour m'offrir ses services intimes, et comme je n'étais pas en train ce soir-là, il m'offrit aussitôt, déçu, de me présenter sa sœur. J'aurais été curieux de savoir comment il pouvait la retrouver lui sa sœur dans une nuit pareille.
Le tam-tam du village tout proche, vous faisait sauter, coupé menu, des petits morceaux de patience. Mille diligents moustiques prirent sans délai possession de mes cuisses et je n'osais plus cependant remettre un pied sur le sol à cause des scorpions, et des serpents venimeux dont je supposais l'abominable chasse commencée. Ils avaient le choix les serpents en fait de rats, je les entendais grignoter les rats, tout ce qui peut l'être, je les entendais au mur, sur le plancher, tremblants, au plafond.
Enfin se leva la lune, et ce fut un peu plus calme dans la piaule. On n'était pas bien en somme aux colonies.
Le lendemain vint quand même, cette chaudière. Une envie formidable de m'en retourner en Europe m'accaparait le corps et l'esprit. Il ne manquait que l'argent pour foutre le camp. Ça suffit. Il ne me restait d'autre part plus qu'une semaine à passer à Fort-Gono avant d'aller rejoindre mon poste à Bikomimbo, de si plaisante description.
Le plus grand bâtiment de Fort-Gono, après le Palais du Gouverneur, c'était l'Hôpital. Je le retrouvais partout sur mon chemin ; je ne faisais pas cent mètres dans la ville sans rencontrer un de ses pavillons, aux relents lointains d'acide phénique. Je m'aventurais de temps en temps jusqu'aux quais d'embarquement pour voir travailler sur place mes petits collègues anémiques que la Compagnie Pordurière se procurait en France par patronages entiers. Une hâte belliqueuse semblait les posséder de procéder sans cesse au déchargement et rechargement des cargos les uns après les autres. « Ça coûte si cher un cargo sur rade ! » qu'ils répétaient sincèrement navrés, comme si c'était de leur argent qu'il se fût agi.
Ils asticotaient les débardeurs noirs avec frénésie. Zélés, ils l'étaient, et sans conteste, et tout aussi lâches et méchants que zélés. Des employés en or, en somme, bien choisis, d'une inconscience enthousiaste à faire rêver. Des fils comme ma mère eût adoré en posséder un, fervents de leurs patrons, un pour elle toute seule, un dont on puisse être fier devant tout le monde, un fils tout à fait légitime.
Ils étaient venus en Afrique tropicale, ces petits ébauchés, leur offrir leurs viandes, aux patrons, leur sang, leurs vies, leur jeunesse, martyrs pour vingt-deux francs par jour (moins les retenues), contents, quand même contents, jusqu'au dernier globule rouge guetté par le dix millionième moustique.
La colonie vous les fait gonfler ou maigrir les petits commis, mais les garde ; il n'existe que deux chemins pour crever sous le soleil, le chemin gras et le chemin maigre. Il n'y en a pas d'autre. On pourrait choisir, mais ça dépend des natures, devenir gras ou crever la peau sur les os.
Le Directeur là-haut sur la falaise rouge, qui s'agitait, diabolique, avec sa négresse, sous le toit de tôle aux dix mille kilos de soleil n'échapperait pas lui non plus à l'échéance. C'était le genre maigre. Il se débattait seulement. Il avait l'air de le dominer lui le climat. Apparence ! Dans la réalité, il s'effritait encore plus que tous les autres.
On prétendait qu'il possédait un plan d'escroquerie magnifique pour faire sa fortune en deux ans… Mais il n'aurait jamais le temps de le réaliser son plan, même s'il s'appliquait à frauder la Compagnie jour et nuit. Vingt et deux directeurs avaient déjà essayé avant lui de faire fortune chacun avec son plan comme à la roulette. Tout cela était bien connu des actionnaires qui l'épiaient de là-bas, d'encore plus haut, de la rue Moncey à Paris, le Directeur, et les faisait sourire. Tout cela était enfantin. Ils le savaient bien les actionnaires eux aussi, les plus grands bandits que personne, qu'il était syphilitique leur Directeur et terriblement agité sous ses Tropiques, et qu'il bouffait de la quinine et du bismuth à s'en faire péter les tympans et de ! arsenic à s'en faire tomber toutes les gencives.
Dans la comptabilité générale de la Compagnie, ses mois étaient comptés au Directeur, et comptés comme les mois d'un cochon.
Читать дальше