Au début de la guerre, on lui avait fendu un peu l'oreille au général Tombat, juste ce qu'il fallait pour une disponibilité honorable, à la suite de Charleroi. Il l'avait placée aussitôt dans le service de « la plus grande France » sa disponibilité. Mais cependant Verdun passé depuis longtemps le tracassait encore. Il farfouillait des « radios » dans le creux de sa main. « Ils tiendront nos petits poilus ! Ils tiennent ! »… Il faisait si chaud dans le hangar et cela se passait si loin de nous, la France, qu'on dispensait le général Tombat d'en pronostiquer davantage. Enfin on répéta tout de même en chœur par courtoisie, et le Directeur avec nous : « Ils sont admirables ! » et Tombat nous quitta sur ces mots.
Le Directeur quelques instants plus tard, s'ouvrit un autre chemin violent parmi les torses pressés et disparut à son tour dans la poussière poivrée.
Yeux ardents et charbonneux, l'intensité de posséder la Compagnie le consumait cet homme, il m'effrayait un peu.. J'avais du mal à me faire à sa seule présence. Je n'aurais point cru qu'il existât au monde une carcasse humaine capable de cette tension maxima de convoitise. Il ne nous parlait presque jamais à voix haute, à mots couverts seulement, on aurait dit qu'il ne vivait, qu'il ne pensait que pour conspirer, épier, trahir passionnément. On assurait qu'il volait, truquait, escamotait à lui tout seul bien plus que tous les autres employés réunis, pas fainéants pourtant, je l'assure. Mais je le crois sans peine.
Pendant que dura mon stage à Fort-Gono, j'avais encore quelques loisirs pour me promener dans cette espèce de ville, où décidément je ne trouvai qu'un seul endroit définitivement désirable : l'Hôpital.
Dès qu'on arrive quelque part, il se révèle en vous des ambitions. Moi j'avais la vocation d'être malade, rien que malade. Chacun son genre. Je me promenais autour de ces pavillons hospitaliers et prometteurs, dolents, retirés, épargnés, et je ne les quittais qu'avec regret, eux et leur emprise d'antiseptique. Des pelouses encadraient ce séjour, égayées de petits oiseaux furtifs et de lézards inquiets et multicolores. Un genre « Paradis Terrestre ».
Quant aux nègres on se fait vite à eux, à leur lenteur hilare, à leurs gestes trop longs, aux ventres débordants de leurs femmes. La négrerie pue sa misère, ses vanités interminables, ses résignations immondes ; en somme tout comme les pauvres de chez nous mais avec plus d'enfants encore et moins de linge sale et moins de vin rouge autour.
Quand j'avais fini d'inhaler l'hôpital, de le renifler ainsi, profondément, j'allais, suivant la foule indigène, m'immobiliser un moment devant cette sorte de pagode érigée près du Fort par un traiteur pour l'amusement des rigolos érotiques de la colonie.
Les Blancs cossus de Fort-Gono s'y montraient à la nuit, ils s'y entêtaient au jeu, tout en lampant d'abondance et de plus bâillant et rotant à loisir. Pour deux cents francs on s'envoyait la belle patronne. Leurs pantalons leur donnaient, aux rigolos, un mal inouï pour parvenir à se gratter, leurs bretelles n'en finissaient pas de s'évader.
À la nuit, tout un peuple sortait des cases de la ville indigène et se massait devant la Pagode, jamais las de voir et d'entendre les Blancs se trémousser autour du piano mécanique, cordes moisies, souffrant ses valses fausses. La patronne prenait en écoutant la musique un petit air d'avoir envie de danser, transportée d'aise.
Je finis après bien des jours d'essais par avoir, furtivement, avec elle, quelques entretiens. Ses règles, me confia-t-elle, ne lui duraient pas moins de trois semaines. Effet des Tropiques. Ses consommateurs au surplus l'épuisaient. Non qu'ils fissent souvent l'amour, mais comme les apéritifs à la Pagode étaient plutôt coûteux, ils essayaient d'en avoir pour leur argent, en même temps, et lui pinçaient énormément les fesses, avant de s'en aller. C'est de là surtout que lui venait la fatigue.
Cette commerçante connaissait toutes les histoires de la colonie et les amours qui se nouaient, désespérées, entre les officiers tracassés par les fièvres et les rares épouses de fonctionnaires, fondantes, elles aussi, en d'interminables règles, navrées sous les vérandas au tréfonds des fauteuils indéfiniment inclinés.
Les allées, les bureaux, les boutiques de Fort-Gono ruisselaient de désirs mutilés. Faire tout ce qui se fait en Europe semblait être l'obsession majeure, la satisfaction, la grimace à tout prix de ces forcenés, en dépit de l'abominable température et de l'avachissement croissant, insurmontable.
La végétation bouffie des jardins tenait à grand-peine, agressive, farouche, entre les palissades, éclatantes frondaisons formant laitues en délire autour de chaque maison, ratatiné gros blanc d'œuf solide dans lequel achevait de pourrir un Européen jaunet. Ainsi autant de saladiers complets que de fonctionnaires tout le long de l'avenue Fachoda, la plus animée, la mieux hantée de Fort-Gono.
Je retrouvais chaque soir mon logis, sans doute inachevable, où le petit squelette de lit m'était dressé par le boy pervers. Il me tendait des pièges le boy, il était lascif comme un chat, il voulait entrer dans ma famille. Cependant, j'étais hanté moi par d'autres et bien plus vivaces préoccupations et surtout par le projet de me réfugier quelque temps encore à l'hôpital, seul armistice à ma portée dans ce carnaval torride.
En la paix comme à la guerre je n'étais point disposé du tout aux futilités. Et même d'autres offres qui me parvinrent d'ailleurs, par un cuisinier du patron, très sincèrement et nouvellement obscènes, me semblèrent incolores.
J'effectuai une dernière fois le tour de mes petits camarades de la Pordurière pour tenter de me renseigner sur le compte de cet employé infidèle, celui que je devais aller, coûte que coûte, selon les ordres, remplacer dans sa forêt. Vains bavardages.
Le café Faidherbe, au bout de l'avenue Fachoda bruissant vers l'heure du crépuscule de cent médisances, ragots et calomnies, ne m'apportait rien non plus de substantiel. Des impressions seulement. On en fracassait des pleines poubelles d'impressions dans cette pénombre incrustée de lampions multicolores. Secouant la dentelle des palmiers géants, le vent rabattait ses nuages de moustiques dans les soucoupes. Le Gouverneur, dans les paroles ambiantes, en prenait pour son haut grade. Son inexpiable muflerie formait le fond de la grande conversation apéritive où le foie colonial, si nauséeux, se soulage avant le dîner.
Toutes les automobiles de Fort-Gono, une dizaine au total, passaient et repassaient à ce moment devant la terrasse. Elles ne semblaient jamais aller bien loin les automobiles. La place Faidherbe possédait sa forte ambiance, son décor poussé, sa surabondance végétale et verbale de sous-préfecture du Midi en folie. Les dix autos ne quittaient la place Faidherbe que pour y revenir cinq minutes plus tard, effectuant, encore une fois le même périple avec leur cargaison d'anémies européennes déteintes, enveloppées de toile bise, êtres fragiles et cassants comme des sorbets menacés.
Ils passaient ainsi pendant des semaines et des années les uns devant les autres, les colons, jusqu'au moment où ils ne se regardaient même plus tellement ils étaient fatigués de se détester. Quelques officiers promenaient leur famille, attentives aux saluts militaires et civils, l'épouse boudinée dans ses serviettes hygiéniques spéciales, les enfants, sorte pénible de gros asticots européens, se dissolvaient de leur côté par la chaleur, en diarrhée permanente.
Il ne suffit pas d'avoir un képi pour commander, il faut encore avoir des troupes. Sous le climat de Fort-Gono, les cadres européens fondaient pire que du beurre. Un bataillon y devenait comme un morceau de sucre dans du café, plus on le regardait, moins on en voyait. La majorité du contingent était toujours à l'hôpital cuvant son paludisme, farcie de parasites pour tous poils et pour tous replis, des escouades entières vautrées entre cigarettes et mouches, à se masturber sur les draps moisis, tirant d'infinies carottes, de fièvre en accès, scrupuleusement provoqués et choyés. Ils en bavaient ces pauvres coquins, pléiade honteuse, dans la douce pénombre des volets verts, rengagés tôt tombés des affiches, mêlés — l'hôpital était mixte — aux petits employés de boutique, fuyant les uns et les autres la brousse et les maîtres, traqués.
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