Bien diverti par ces multiples incidents, je pris congé de Grappa qui se retirait précisément pour la sieste, au fond de sa case, où reposait déjà sa ménagère indigène revenue de son village. Une paire de nichons splendides cette négresse, bien élevée par les Sœurs du Gabon. Non seulement cette jeunesse parlait le français en zézayant, mais elle savait encore présenter la quinine dans la confiture et vous traquer les puces « chiques » dans la profondeur de la plante des pieds. Elle savait se rendre agréable de cent façons au colonial, sans le fatiguer ou en le fatiguant, à son choix.
Alcide m'attendait. Il était un peu vexé. Ce fut cette invitation dont venait de m'honorer le lieutenant Grappa qui le décida sans doute aux grandes confidences. Et elles étaient salées les confidences. Il me fit sans que je l'en priasse, de Grappa, un portrait express au caca fumant. Je lui répondis qu'en tout c'était bien mon avis. Alcide, son point faible à lui, c'était qu'il trafiquait malgré les règlements militaires, absolument contraires, avec les nègres de la forêt d'alentour et aussi avec les douze tirailleurs de sa milice. Il approvisionnait ce petit monde en tabac de traite, impitoyablement. Quand les miliciens avaient reçu leur part de tabac, il ne leur restait plus de solde à toucher, tout était fumé. Ils fumaient même d'avance. Cette menue pratique, vu la rareté du numéraire dans la région, faisait du tort prétendait Grappa à la rentrée de l'impôt.
Le lieutenant Grappa ne voulait pas, prudent, provoquer sous son gouvernement un scandale à Topo, mais enfin jaloux peut-être, il tiquait. Il aurait désiré que toutes les minuscules disponibilités indigènes demeurassent cela se comprend pour l'impôt. Chacun son genre et ses petites ambitions.
Au début, la pratique du crédit sur solde leur avait paru un peu étonnante et même raide aux tirailleurs qui travaillaient uniquement pour fumer le tabac d'Alcide, mais ils s'y étaient habitués à coups de pied au cul. À présent, ils n'essayaient même plus d'aller la toucher leur solde, ils la fumaient d'avance, tranquillement, au bord de la case à Alcide, parmi les petites fleurs vivaces, entre deux exercices d'imagination.
À Topo en somme, tout minuscule que fût l'endroit, il y avait quand même place pour deux systèmes de civilisation, celle du lieutenant Grappa, plutôt à la romaine, qui fouettait le soumis pour en extraire simplement le tribut, dont il retenait, d'après l'affirmation d'Alcide, une part honteuse et personnelle, et puis le système Alcide proprement dit, plus compliqué, dans lequel se discernaient déjà les signes du second stade civilisateur, la naissance dans chaque tirailleur d'un client, combinaison commercialo-militaire en somme, beaucoup plus moderne, plus hypocrite, la nôtre.
Pour ce qui concerne la géographie le lieutenant Grappa n'estimait guère qu'à l'aide de quelques cartes très approximatives qu'il possédait au Poste, les vastes territoires confiés à sa garde. Il n'avait pas non plus très envie d'en savoir davantage sur leur compte à ces territoires. Les arbres, la forêt, après tout, on sait ce que c'est, on les voit très bien de loin.
Dissimulées dans les frondaisons et les replis de cette immense tisane, quelques tribus extrêmement disséminées croupissaient çà et là entre leurs puces et leurs mouches, abruties par les Totems en se gavant invariablement de maniocs pourris… Peuplades parfaitement naïves et candidement cannibales, ahuries de misère, ravagées par mille pestes. Rien qui vaille qu'on les approche. Rien ne justifiait une expédition administrative douloureuse et sans écho. Quand il avait cessé de rendre sa loi, Grappa se tournait plutôt vers la mer et contemplait cet horizon d'où certain jour il était apparu et par où certain jour il s'en irait, si tout se passait bien…
Tout familiers et finalement agréables que me fussent devenus ces lieux, il me fallut cependant songer à quitter enfin Topo pour la boutique qui m'était promise au terme de quelques jours de navigation fluviale et de pérégrinations forestières.
Avec Alcide, nous étions arrivés à très bien nous entendre. On essayait ensemble de pêcher des poissons-scies, ces manières de requins qui pullulaient devant la case. Il était aussi maladroit à ce jeu que moi-même. Nous n'attrapions rien.
Sa case n'était meublée que par son lit démontable, le mien et quelques caisses vides ou pleines. Il me semblait qu'il devait mettre pas mal d'argent de côté grâce à son petit commerce.
« Où le mets-tu ?… lui demandai-je à plusieurs reprises. Où le caches-tu ton sale pognon ? « C'était pour le faire enrager. » Tu vas en faire une de ces Bon Dieu de Nouba en rentrant ? » Je le taquinais. Et vingt fois au moins pendant que nous entamions l'immanquable « conserve de tomates », j'imaginais pour sa réjouissance les péripéties d'une virée phénoménale à sa rentrée à Bordeaux, de bobinard en bobinard. Il ne me répondait rien. Il rigolait seulement, comme si ça l'amusait que je lui dise ces choses-là.
À part l'exercice et les sessions de justice, il ne se passait vraiment rien à Topo, alors forcément, je reprenais le plus souvent possible ma même plaisanterie, faute d'autres sujets.
Sur les derniers temps, il me vint une fois l'envie d'écrire à M. Puta, pour le taper. Alcide se chargerait de poster ma lettre par le prochain Papaoutah . Le matériel à écrire d'Alcide tenait dans une petite boîte à biscuits tout comme celle que j'avais connue à Branledore, tout à fait la même. Tous les sergents rengagés avaient donc la même habitude. Mais quand il me vit l'ouvrir sa boîte Alcide, il eut un geste qui me surprit pour m'en empêcher. J'étais gêné. Je ne savais pas pourquoi il m'en empêchait, je la reposai donc sur la table. « Ah ! ouvre-la va ! qu'il a dit enfin. Va ça ne fait rien ! » Tout de suite à l'envers du couvercle était collée une photo d'une petite fille. Rien que la tête, une petite figure bien douce d'ailleurs avec des longues boucles, comme on les portait dans ce temps-là. Je pris le papier, la plume et je refermai vivement la boîte. J'étais bien gêné par mon indiscrétion, mais je me demandais pourquoi aussi ça l'avait tant bouleversé.
J'imaginais tout de suite qu'il s'agissait d'un enfant, à lui, dont il avait évité de me parler jusque-là. Je n'en demandais pas davantage, mais je l'entendais derrière mon dos qui essayait de me raconter quelque chose au sujet de cette photo, avec une drôle de voix que je ne lui connaissais pas encore. Il bafouillait. Je ne savais plus où me mettre moi. Il fallait bien que je l'aide à me faire sa confidence. Pour passer ce moment je ne savais plus comment m'y prendre. Ça serait une confidence tout à fait pénible à écouter, j'en étais sûr. Je n'y tenais vraiment pas.
« C'est rien ! l'entendis-je enfin. C'est la fille de mon frère… Ils sont morts tous les deux…
— Ses parents ?…
— Oui, ses parents…
— Qui l'élève alors maintenant ? Ta mère ? que je demandai moi, comme ça, pour manifester de l'intérêt.
— Ma mère, je l'ai plus non plus…
— Qui alors ?
— Eh bien moi ! »
Il ricanait, cramoisi Alcide, comme s'il venait de faire quelque chose de pas convenable du tout. Il se reprit hâtif :
« C'est-à-dire je vais t'expliquer… Je la fais élever à Bordeaux chez les Sœurs… Mais pas des Sœurs pour les pauvres, tu me comprends hein !… Chez des Sœurs “bien”… Puisque c'est moi qui m'en occupe, alors tu peux être tranquille. Je veux que rien lui manque ! Ginette qu'elle s'appelle… C'est une gentille petite fille… Comme sa mère d'ailleurs… Elle m'écrit, elle fait des progrès, seulement, tu sais, les pensions comme ça, c'est cher… Surtout que maintenant elle a dix ans… Je voudrais qu'elle apprenne le piano en même temps… Qu'est-ce que t'en dis toi du piano ?… C'est bien le piano, hein, pour les filles ?… Tu crois pas ?… Et l'anglais ? C'est utile l'anglais aussi ?… Tu sais l'anglais toi ?… »
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