Pas tranquille du tout j'étais. « Encore une sale histoire qui m'est échue », m'avouais-je, et cela de plus en plus fortement. Je cessai de converser avec ce forban. Dans un coin, en vrac, je découvris au petit bonheur les marchandises qu'il voulait bien m'abandonner, des cotonnades insignifiantes… Mais par contre des pagnes et chaussons par douzaines, du poivre en boîtes, des lampions, un bock à injections, et surtout une quantité désarmante de cassoulets « à la bordelaise » en conserve, enfin une carte postale en couleurs : « la Place Clichy ».
« Près du poteau, tu trouveras le caoutchouc et l'ivoire que j'ai achetés aux nègres… Au début, je me donnais du mal, et puis, voilà, tiens, trois cents francs… Ça fait ton compte. »
Je ne savais pas de quel compte il s'agissait, mais je renonçai à le lui demander.
« T'auras peut-être encore quelques échanges en marchandises me prévint-il, parce que l'argent ici tu sais on n'en a pas besoin, ça ne peut servir qu'à foutre le camp l'argent… »
Et il se mit à rigoler. Ne voulant pas le contrarier non plus pour le moment, je fis de même et je rigolai avec lui tout comme si j'avais été bien content.
En dépit de ce dénuement où il stagnait depuis des mois, il s'était entouré d'une domesticité très compliquée composée de garçonnets surtout, bien empressés à lui présenter soit l'unique cuiller du ménage ou le gobelet sans pareil, ou encore à lui extraire de la plante des pieds, finement, les incessantes et classiques puces chiques pénétrantes. En retour, il leur passait, bénévole, la main entre les cuisses à tout instant. Le seul labeur que je lui vis entreprendre, était de se gratter personnellement, mais alors il s'y livrait, comme le boutiquier de Fort-Gono, avec une agilité merveilleuse, qui ne s'observe décidément qu'aux colonies.
Le mobilier qu'il me légua me révéla tout ce que l'ingéniosité pouvait obtenir avec des caisses à savon concassées, en fait de chaises, guéridons et fauteuils. Il m'apprit encore ce ténébreux comment on projetait d'un seul coup bref au loin, pour se distraire, de la pointe du pied preste, les lourdes chenilles caparaçonnées qui montaient sans cesse nouvelles, frémissantes et baveuses à l'assaut de notre case forestière. Si on les écrase, maladroit, gare à soi ! On en est puni par huit jours consécutifs de puanteur extrême, qui se dégage lentement de leur bouillie inoubliable. Il avait lu dans les recueils que ces lourdes horreurs représentaient en fait de bêtes ce qu'il y avait de plus vieux au monde. Elles dataient, prétendait-il, de la seconde période géologique ! « Quand nous viendrons nous autres d'aussi loin qu'elles mon ami que ne puerons-nous pas ? » Tel quel.
Les crépuscules dans cet enfer africain se révélaient fameux. On n'y coupait pas. Tragiques chaque fois comme d'énormes assassinats du soleil. Un immense chiqué. Seulement c'était beaucoup d'admiration pour un seul homme. Le ciel pendant une heure paradait tout giclé d'un bout à l'autre d'écarlate en délire, et puis le vert éclatait au milieu des arbres et montait du sol en traînées tremblantes jusqu'aux premières étoiles. Après ça le gris reprenait tout l'horizon et puis le rouge encore, mais alors fatigué le rouge et pas pour longtemps. Ça se terminait ainsi. Toutes les couleurs retombaient en lambeaux, avachies sur la forêt comme des oripeaux après la centième. Chaque jour sur les six heures exactement que ça se passait.
Et la nuit avec tous ses monstres entrait alors dans la danse parmi ses mille et mille bruits de gueules de crapauds.
La forêt n'attend que leur signal pour se mettre à trembler, siffler, mugir de toutes ses profondeurs. Une énorme gare amoureuse et sans lumière, pleine à craquer. Des arbres entiers bouffis de gueuletons vivants, d'érections mutilées, d'horreur. On en finissait par ne plus s'entendre entre nous dans la case. Il me fallait gueuler à mon tour par-dessus la table comme un chat-huant pour que le compagnon me comprît. J'étais servi, moi qui n'aimais pas la campagne.
« Comment vous appelez-vous ? N'est-ce pas Robinson que vous venez de me dire ? » lui demandai-je.
Il était en train de me répéter le compagnon, que les indigènes dans ces parages souffraient jusqu'au marasme de toutes les maladies attrapables et qu'ils n'étaient point ces miteux en état de se livrer à un commerce quelconque. Pendant que nous parlions des nègres, les mouches et les insectes, si gros, en si grand nombre, vinrent s'abattre autour de la lanterne, en rafales si denses qu'il fallut bien éteindre.
La figure de ce Robinson m'apparut encore une fois avant que j'éteignisse, voilée par cette résille d'insectes. C'est pour cela peut-être que ses traits s'imposèrent plus subtilement à ma mémoire, alors qu'auparavant ils ne me rappelaient rien de précis. Dans l'obscurité il continuait à me parler pendant que je remontais dans mon passé avec le ton de sa voix comme un appel devant les portes des années et puis des mois, et puis de mes jours pour demander où j'avais bien pu le rencontrer cet être-là. Mais je ne trouvai rien. On ne me répondait pas. On peut se perdre en allant à tâtons parmi les formes révolues. C'est effrayant ce qu'on en a des choses et des gens qui ne bougent plus dans son passé. Les vivants qu'on égare dans les cryptes du temps dorment si bien avec les morts qu'une même ombre les confond déjà.
On ne sait plus qui réveiller en vieillissant, les vivants ou les morts.
Je cherchais à l'identifier ce Robinson lorsque des sortes de rires atrocement exagerés, pas loin dans la nuit, me firent sursauter. Et cela se tut. Il m'avait averti, les hyènes sans doute.
Et puis plus rien que les Noirs du village et leur tam-tam, cette percussion radoteuse en bois creux, termites du vent.
C'est le nom même de Robinson qui me tracassait surtout, de plus en plus nettement. Nous nous mîmes à parler de l'Europe dans notre obscurité, des repas qu'on peut se faire servir là-bas quand on a de l'argent et des boissons donc ! si bien fraîches ! Nous ne parlions pas du lendemain où je devais rester seul, là, pour des années peut-être, là, avec tous les « cassoulets »… Fallait-il encore préférer la guerre ? C'était pire bien sûr. C'était pire !… Lui-même il en convenait… Il y avait été lui aussi à la guerre… Et pourtant il s'en allait d'ici… Il en avait assez de la forêt, malgré tout… J'essayais de le ramener sur le sujet de la guerre. Mais il se dérobait à présent.
Enfin, au moment où nous nous couchions chacun dans un coin de ce délabrement de feuilles et de cloisons, il m'avoua sans y mettre de formes que tout bien pesé il préférait encore risquer d'être repris par un tribunal civil pour carambouillage que d'endurer plus longtemps la vie aux « cassoulets » qu'il menait ici depuis presque une année. J'étais fixé.
« Vous n'avez pas du coton pour vos oreilles ? me demanda-t-il encore… Si vous n'en avez pas, faites-en donc avec du poil de couverture et de la graisse de banane. On réussit ainsi des petits tampons très bien… Moi je veux pas les entendre gueuler ces vaches-là ! »
Il y avait pourtant de tout dans cette tourmente, excepté des vaches, mais il tenait à ce terme impropre et générique.
Le truc du coton m'impressionna subitement comme devant cacher quelque ruse abominable de sa part. Je ne pouvais plus m'empêcher d'être possédé par la crainte énorme qu'il se mette à m'assassiner là, sur mon « démontable », avant de s'en aller en emportant ce qui restait de la caisse… Cette idée m'étourdissait. Mais que faire ? Appeler ? Qui ? Les anthropophages du village ?… Disparu ? je l'étais déjà presque en vérité ! À Paris, sans fortune, sans dettes, sans héritage, on existe à peine déjà, on a bien du mal à ne pas être déjà disparu… Alors ici ? Qui se donnerait seulement la peine de venir jusqu'à Bikomimbo cracher dans l'eau seulement, pas davantage, pour faire plaisir à mon souvenir ? Personne évidemment.
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