Plus bas, sur les moisissures des sous-bois, des papillons lourds et larges et bordés comme des « faire-part » tremblotent de mal à s'ouvrir et puis, plus bas encore c'était nous, en train de patauger dans la boue jaune. Nous n'avancions qu'à grand-peine, surtout qu'ils me portaient dans une civière, les nègres, confectionnée avec des sacs cousus bout à bout. Ils auraient bien pu me balancer au jus les porteurs pendant que nous franchissions un marigot. Pourquoi ils ne l'ont point fait ? Je l'ai su plus tard. Ou bien encore ils auraient pu me bouffer puisque c'était dans leurs usages ?
De temps à autre, je les interrogeais pâteusement, ces compagnons, et toujours ils me répondaient : Oui, oui. Pas contrariants en somme. Des braves gens. Quand la diarrhée me laissait un peu de répit, la fièvre me reprenait tout de suite. C'était pas croyable comme j'étais devenu malade à ce train-là.
Je commençais même à ne plus y voir très clair ou plutôt je voyais toutes les choses en vert. À la nuit toutes les bêtes de la terre venaient cerner notre campement, on allumait un feu. Et par-ci par-là un cri traversait malgré tout l'énorme vélum noir qui nous étouffait. Une bête égorgée qui malgré son horreur des hommes et du feu arrivait quand même à se plaindre à nous, là, tout près d'elle.
À partir du quatrième jour, je n'essayais même plus de reconnaître le réel parmi les choses absurdes de la fièvre qui entraient dans ma tête les unes dans les autres en même temps que des morceaux de gens et puis des bouts de résolutions et des désespoirs qui n'en finissaient pas.
Mais tout de même, il a dû exister, je me dis aujourd'hui, quand j'y pense, ce Blanc barbu que nous rencontrâmes un matin sur un promontoire de cailloux à la jonction des deux fleuves ? Et même qu'on entendait un énorme fracas tout proche d'une cataracte. C'était un type dans le genre d'Alcide, mais en sergent espagnol. Nous venions de passer à force d'aller d'un sentier à l'autre comme ça, tant bien que mal, dans la colonie du Rio del Rio, antique possession de la Couronne de Castille. Cet Espagnol pauvre militaire, possédait une case aussi lui. Il a bien rigolé, il me semble, quand je lui ai eu raconté tous mes malheurs et ce que j'en avais fait moi de la mienne de case ! La sienne, c'est vrai, elle se présentait un peu mieux, mais pas beaucoup. Son tourment à lui spécial, c'était les fourmis rouges. Elles avaient choisi de passer, pour leur migration annuelle, juste à travers sa case, les petites garces, et elles n'arrêtaient pas de passer depuis bientôt deux mois.
Elles prenaient presque toute la place ; on avait du mal à se retourner, et puis, si on les dérangeait, elles pinçaient dur.
Il fut joliment heureux que je lui donne de mon cassoulet parce qu'il mangeait seulement de la tomate, lui, depuis trois ans. J'avais rien à dire. Il en avait consommé déjà, m'apprit-il, plus de trois mille boîtes à lui tout seul. Fatigué de les accommoder diversement, il les gobait à présent le plus simplement du monde par deux petits orifices pratiqués dans le couvercle, comme des œufs.
Les fourmis rouges, dès qu'elles le surent, qu'on en avait de nouvelles conserves, montèrent la garde autour de ses cassoulets. Il n'aurait pas fallu en laisser une seule boîte à la traîne, entamée, elles auraient fait entrer alors la race entière des fourmis rouges dans la case. Y a pas plus communiste. Et elles auraient bouffé aussi l'Espagnol.
J'appris par cet hôte que la capitale du Rio del Rio se nommait San Tapeta, ville et port célèbre sur toute la côte et même au-delà, pour l'armement des galères du long cours.
La piste que nous suivions y menait précisément : c'était le chemin, il nous suffisait de continuer comme ça pendant trois jours encore et trois nuits. Question de me soigner le délire, je lui demandai à cet Espagnol s'il ne connaissait pas des fois quelque bonne médecine indigène qui m'aurait retapé. La tête me travaillait abominablement. Mais il ne voulait pas en entendre parler de ces machins-là. Pour un Espagnol colonisateur il était même étrangement africanophobe, à ce point qu'il se refusait de se servir aux cabinets, quand il y allait, des feuilles de bananier et qu'il tenait à sa disposition, découpés pour cet usage, toute une pile du Boletín de Asturias, exprès. Il ne lisait plus non plus le journal, tout à fait comme Alcide encore.
Depuis trois ans qu'il vivait là, seul avec des fourmis, quelques petites manies et ses vieux journaux, et puis aussi avec ce terrible accent espagnol qui est comme une espèce de seconde personne tellement il est fort, on avait bien du mal à l'exciter. Quand il engueulait ses nègres c'était comme un orage par exemple, Alcide n'existait pas à côté de lui pour la gueule. Je finis par lui céder tout mon cassoulet à cet Espagnol tellement il me plaisait. En reconnaissance il m'établit un fort beau passeport sur papier granuleux aux armes de Castille avec une de ces signatures si ouvragée qu'elle lui prit pour l'exécution fignolée dix bonnes minutes.
Pour San Tapeta, on ne pouvait donc pas se tromper, il avait dit vrai, c'était tout droit devant soi. Je ne sais plus comment nous y parvînmes, mais je suis certain d'une chose, c'est qu'on me remit dès l'arrivée entre les mains d'un curé qui me sembla si gâteux lui aussi que de le sentir à mon coté ça me redonna comme une espèce de courage comparatif, Pas pour très longtemps.
La ville de San Tapeta était plaquée à flanc de rocher en plein devant la mer, et verte fallait voir comme. Un magnifique spectacle, sans doute, vu de la rade, quelque chose de somptueux, de loin, mais de près rien que des viandes surmenées comme à Fort-Gono et qui n'en finissent pas non plus de pustuler et de cuire. Quant aux nègres de ma petite caravane, au cours d'un petit moment de lucidité je les renvoyai. Ils avaient traversé un grand morceau de la forêt et craignaient au retour pour leur vie, qu'ils disaient. Ils en pleuraient d'avance en me quittant, mais la force pour les plaindre moi me manquait. J'avais trop souffert et trop transpiré. Ça n'arrêtait pas.
Autant qu'il m'en souvient, beaucoup d'êtres croasseurs dont cette agglomération était décidément bien populeuse, vinrent jour et nuit à partir de ce moment se démener autour de ma couche qu'on avait dressée spécialement dans le presbytère, les distractions étaient rares à San Tapeta. Le curé me remplissait de tisanes, une longue croix dorée oscillait sur son ventre et des profondeurs de sa soutane montait quand il s'approchait de mon chevet un grand bruit de monnaie. Mais il n'était plus question de converser avec le peuple, bafouiller déjà m'épuisait au-delà du possible.
Je croyais bien que c'en était fini, j'essayai de regarder encore un peu ce qu'on pouvait apercevoir de ce monde par la fenêtre du curé. Je n'oserais pas affirmer que je puisse aujourd'hui décrire ces jardins sans commettre de grossières et fantastiques erreurs. Du soleil, cela c'est sûr, il y en avait, toujours le même, comme si on vous ouvrait une large chaudière toujours en pleine figure et puis, en dessous, encore du soleil et ces arbres insensés, et des allées encore, ces façons de laitues épanouies comme des chênes et ces sortes de pissenlits dont il suffirait de trois ou quatre pour faire un beau marronnier ordinaire de chez nous. Ajoutez un crapaud ou deux dans le tas, lourds comme des épagneuls et qui trottent aux abois d'un massif à l'autre.
C'est par les odeurs que finissent les êtres, les pays et les choses. Toutes les aventures s'en vont par le nez. J'ai fermé les yeux parce que vraiment je ne pouvais plus les ouvrir. Alors l'odeur âcre d'Afrique, nuit après nuit s'est estompée. Il me devint de plus en plus difficile de retrouver son lourd mélange de terre morte, d'entrejambes et de safran pilé.
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