Je préférais rester stupéfié là, tremblotant, baveux dans les 40 °, que d'être forcé, lucide, d'imaginer ce qui m'attendait à Fort-Gono. J'en arrivais à ne plus prendre de quinine pour bien laisser la fièvre me cacher la vie. On se soûle avec ce qu'on a. Pendant que je mijotais ainsi, des jours et des semaines, mes allumettes s'épuisèrent. Nous en manquions. Robinson ne m'avait laissé derrière lui que du « Cassoulet à la bordelaise ». Mais alors de ça, je pouvais dire qu'il m'en avait vraiment laissé. J'en ai vomi des boîtes. Et pour en arriver à ce résultat, il fallait cependant encore les réchauffer.
Cette pénurie d'allumettes me fut l'occasion d'une petite distraction, celle de regarder mon cuisinier allumer son feu entre deux pierres en briquets parmi les herbes sèches. C'est en le regardant faire aussi que l'idée me vint. Beaucoup de fièvre par-dessus et l'idée qui me vint prit une singulière consistance. Malgré que je fusse maladroit naturellement, après une semaine d'application je savais moi aussi, tout comme un nègre, faire prendre mon petit feu entre deux pierres aiguës. En somme, je commençais à me débrouiller dans l'état primitif. Le feu, c'est le principal, reste bien la chasse, mais je n'avais pas d'ambition. Le feu du silex me suffisait. Je m'y exerçais bien consciencieusement. Je n'avais que ça à faire, jour après jour. Au truc de rejeter les chenilles du « secondaire » j'étais devenu beaucoup moins habile. Je n'avais pas encore acquis le truc. J'en écrasais beaucoup de chenilles. Je m'en désintéressais. Je les laissais entrer librement dans ma case en amies. Survinrent deux grands orages successifs, le second dura trois jours entiers et surtout trois nuits. On but enfin de la pluie au bidon, tiède il est vrai, mais quand même. Les étoffes du petit stock se mirent à fondre sous les averses, sans contrainte, les unes dans les autres, une immonde marchandise.
Des nègres complaisants me cherchèrent bien en forêt des touffes de lianes pour amarrer ma case au sol, mais en vain, les feuillages des cloisons, au moindre vent, se mettaient à battre follement par-dessus le toit, comme des ailes blessées. Rien n'y fit. Tout pour s'amuser en somme.
Les Noirs petits et grands se décidèrent à vivre dans ma déroute en complète familiarité. Ils étaient réjouis. Grande distraction. Ils entraient et sortaient de chez moi (si l'on peut dire) comme ils voulaient. Liberté. Nous échangions en signe de grande compréhension des signes. Sans fièvre, je me serais peut-être mis à apprendre leur langue. Le temps me manqua. Quant au feu de pierres, malgré mes progrès, je n'avais pas encore acquis pour l'allumer leur meilleure manière, l'expéditive. Beaucoup d'étincelles me sautaient encore dans les yeux et cela les faisait bien rigoler les Noirs.
Quand je n'étais pas à moisir de fièvre sur mon « démontable », ou à battre mon briquet primitif, je ne pensais plus qu'aux comptes de la « Pordurière ». C'est curieux comme on a du mal à s'affranchir de la terreur des comptes irréguliers. Certainement, je devais tenir cette terreur de ma mère qui m'avait contaminé avec sa tradition : « On vole un œuf… Et puis un bœuf, et puis on finit par assassiner sa mère. » Ces choses-là, on a tous mis bien du mal à s'en débarrasser. On les a apprises trop petit et elles viennent vous terrifier sans recours, plus tard, dans les grands moments. Quelles faiblesses ! On ne peut guère compter pour s'en défaire que sur la force des choses. Heureusement, elle est énorme, la force des choses. En attendant, nous, la factorie et moi, on s'enfonçait. On allait disparaître dans la boue après chaque averse plus visqueuse, plus épaisse. La saison des pluies. Ce qui avait l'air hier encore d'une roche, n'était plus aujourd'hui que flasque mélasse. Des branches pendouillantes, l'eau tiède vous poursuivait en cascades, elle se répandait dans la case et partout alentour comme dans le lit d'un vieux fleuve délaissé. Tout fondait en bouillie de camelotes, d'espérances et de comptes et dans la fièvre aussi, moite elle aussi. Cette pluie tellement dense qu'on en avait la bouche fermée quand elle vous agressait comme par un bâillon tiède. Ce déluge n'empêchait pas les animaux de se rechercher, les rossignols se mirent à faire autant de bruit que les chacals. L'anarchie partout et dans l'arche, moi Noé, gâteux. Le moment d'en finir me parut arrivé.
Ma mère n'avait pas que des dictons pour l'honnêteté, elle disait aussi, je m'en souvins à point, quand elle brûlait chez nous les vieux pansements : « Le feu purifie tout ! » On a de tout chez sa mère, pour toutes les occasions de la Destinée. Il suffit de savoir choisir.
Le moment vint. Mes silex n'étaient pas très bien choisis, mal pointus, les étincelles me restaient surtout dans les mains. Enfin, tout de même, les premières marchandises prirent feu en dépit de l'humidité. C'était un stock de chaussettes absolument trempées. Cela se passait après le coucher du soleil. Les flammes s'élevèrent rapides, fougueuses. Les indigènes du village vinrent s'assembler autour du foyer, furieusement jacasseurs. Le caoutchouc nature qu'avait acheté Robinson grésillait au centre et son odeur me rappelait invinciblement l'incendie célèbre de la Société des Téléphones, quai de Grenelle, qu'on avait été regarder avec mon oncle Charles, qui chantait lui si bien la romance. L'année d'avant l'Exposition ça se passait, la Grande, quand j'étais encore bien petit. Rien ne force les souvenirs à se montrer comme les odeurs et les flammes. Ma case elle, sentait tout pareil. Bien que détrempée, elle a brûlé entièrement, très franchement et marchandise et tout. Les comptes étaient faits. La forêt s'est tue pour une fois. Complet silence. Ils devaient en avoir plein la vue les hiboux, les léopards, les crapauds et les papagaïes [15] Papagaïes : pour papegais ou papegeais, ancien nom des perroquets.
. Il leur en faut pour les épater. Comme nous la guerre. La forêt pouvait revenir à présent prendre les débris sous son tonnerre de feuilles. Je n'avais sauvé que mon petit bagage, le lit pliant, les trois cents francs et bien entendu quelques « cassoulets » hélas ! pour la route.
Après une heure d'incendie, il ne restait presque rien de mon édicule. Quelques flammèches sous la pluie et quelques nègres incohérents qui trifouillaient les cendres du bout de leur lance dans les bouffées de cette odeur fidèle à toutes les détresses, odeur détachée de toutes les déroutes de ce monde, l'odeur de la poudre fumante.
Il n'était que temps de foutre mon camp dare-dare. Retourner à Fort-Gono, sur mes pas ? Essayer d'y aller là-bas expliquer ma conduite et les circonstances de cette aventure ? J'hésitais… Pas longtemps. On n'explique rien. Le monde ne sait que vous tuer comme un dormeur quand il se retourne le monde, sur vous, comme un dormeur tue ses puces. Voilà qui serait certes mourir bien sottement, que je me dis, comme tout le monde, c'est-à-dire. Faire confiance aux hommes c'est déjà se faire tuer un peu.
Je décidai, malgré l'état où je me trouvais, de prendre la forêt devant moi dans la direction qu'avait prise déjà ce Robinson de tous les malheurs.
En route, les bêtes de la forêt je les entendis bien souvent encore, avec leurs plaintes et leurs trémolos et leurs appels, mais je ne les voyais presque jamais, je compte pour rien ce petit cochon sauvage sur lequel une fois j'ai failli marcher aux environs de mon abri. Par ces rafales de cris, d'appels, de hurlements, on aurait pu croire qu'ils étaient là tout près, des centaines, des milliers à grouiller, les animaux. Cependant dès qu'on s'approchait de l'endroit de leur vacarme, plus personne, à part ces grosses pintades bleues, empêtrées dans leur plumage comme pour une noce et si maladroites quand elles sautaient en toussant d'une branche à l'autre, qu'on aurait dit qu'un accident venait de leur arriver.
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