Jean-Manuel T., collaborateur d’Antoine Gallimard, l’un des responsables du département des essais, m’a téléphoné pour me proposer un rendez-vous. Nous parlerons de ce livre sur la question dont son patron a eu l’idée. Il a des questions à me poser. Moi aussi.
Seigneur, est-il vrai que Céline a fait la connaissance de Mata-Hari, dans les premiers jours de décembre 1915, au consulat général de France à Londres ? L’a-t-elle invité à dîner, ainsi que son camarade Georges Geoffroy, au Savoy, et ont-ils ensuite couché tous les trois ensemble ?
Seigneur, les Gaulois ayant inventé le tonneau, comment expliquer que Diogène, dit le Cynique, qui vivait à Athènes plus de trois siècles avant Jésus-Christ, avait élu domicile dans un tonneau ?
Seigneur, qui a torturé et assassiné le militant révolutionnaire brésilien Carlos Alberto Soares de Freitas, dit « Beto », arrêté à sa descente d’un autobus de Rio, le 15 février 1971 ?
Seigneur, qui est l’honnête et discrète personne qui, le 23 septembre 1985, a glissé, sans un mot, dans ma boîte aux lettres, avec argent et papiers, mon portefeuille que j’avais perdu quelques heures plus tôt dans la rue ?
L’étrange est que je tombe amoureux sans me poser de questions. Elle me plaît, j’ai envie de lui parler, de la connaître, de susciter son intérêt, enfin de la séduire. Elle forme un tout agréable à regarder et à écouter. Je ne la détaille pas comme font la plupart des romanciers quand ils racontent la naissance d’une passion ou même d’un simple flirt. Je ne m’interroge pas sur les raisons de mon attirance ou de mon coup de foudre. Je le constate, j’éprouve un vif et impatient sentiment de félicité, et je me lance à l’abordage. Quand j’échoue, je ne me demande pas pourquoi. C’est ainsi, voilà tout. Tant pis pour moi. Quand je réussis, je ne procède pas non plus à un examen des motifs de mon succès. La chance a été de mon côté. Je ne vais pas perdre une partie du temps si délicieux et si précieux de la conquête à m’interroger sur la manière dont j’ai procédé.
L’amour naissant ou une attirance sexuelle très forte produit ce miracle que, non seulement je me pose surtout des questions d’ordre pratique — où ? quand ? — , mais que je me montre économe des questions que je lui adresse.
Il ne faut pas l’effaroucher par des questions trop nombreuses ou trop indiscrètes. Le temps où je la harcèlerai et me rendrai insupportable viendra bien trop tôt. Je canalise ma curiosité, je la module, je l’adapte à sa personnalité, telle qu’elle m’apparaît d’emblée. Je me règle sur les circonstances. Je privilégie l’humour, surtout si ses sourires ou ses rires me démontrent qu’il n’est pas inutile. Je m’applique. Dans la retenue et l’efficacité.
Je ne maîtrise ma logorrhée questionneuse que pendant les premiers jours d’une nouvelle flambée amoureuse. Pourquoi ? Par quel miracle de volonté je parviens à enrayer les débordements de ma nature ? Ces courtes périodes de séduction sont les seuls moments de ma vie où je sais me libérer de ma dépendance.
Il est paradoxal que, lorsque j’aborde une femme pour moi encore mystérieuse, je sois capable de distiller mes questions avec sagesse. Ensuite, après un ou deux jours et une ou deux nuits d’intimité, quand je puis faire un portrait impressionniste de sa personnalité et raconter l’essentiel de son histoire, je ne cesse plus alors de l’interroger, fouillant avec indélicatesse ce que je la soupçonne de taire, de maquiller ou de juger sans importance.
En effet, que de souvenirs clandestins, que de cachotteries, que de choses vécues, jamais dites, sont enfouis dans les plis de son âme, dans le flux et le reflux de son cœur, entre les lèvres de son sexe, dans les circonvolutions de son cerveau, sous les strates de sa mémoire, dans le bâti de son imagination, dans les grottes de son subconscient, sous la trompeuse douceur de sa peau. À creuser ! À fouiller ! À labourer ! À extirper ! À mettre au jour ! À découvrir ! À révéler ! Et moi, alors, d’en jouir tandis que tous deux nous commentons le gros ou le minuscule secret qu’elle a fini par me confier.
Aux privilèges de l’amant j’ajoute le bénéfice d’être, en permanence, dans un singulier mélange des genres, son analyste, son juge d’instruction, son confesseur, son directeur de thèse, son directeur des relations humaines, son sondeur, son inspecteur des douanes (qui n’a jamais passé en fraude un mauvais sentiment ?). Et, forcément, son intervieweur.
Tous ces rôles, je les ai tenus (et je les tiens encore) avec chaque femme dont j’ai eu la chance de partager la vie. Je suis le Fregoli de la question. Innombrables sont les sujets sur lesquels il y a à apprendre et les occasions qui se présentent d’engager une pénétrante conversation. Sur sa famille, sur ses amis, sur ses maris ou amants, sur sa sexualité, sur ses drames, sur ses regrets et remords, sur ses chagrins, sur ses maladies et bobos, sur ses cauchemars, sur ses fantasmes, sur ses peurs, sur ses envies, surtout inavouables, sur ses folies, sur ce qu’elle aime ou hait, espère ou redoute, sur ses idées politiques, sur ses rapports avec les religions, avec la mort, avec l’argent, avec le travail, avec son patron, avec les Noirs, avec les Arabes, avec moi, avec elle-même, avec l’ésotérisme, avec la psychothérapie, avec l’incommunicabilité…
Sans négliger les questions qui nous conduisent à la jovialité quand elle évoque ses succès, ses fiertés, ses joies, ses fous rires, ses plaisirs, ses étourderies, ses naïvetés, ses carabistouilles, ses rencontres avec la chance, ses découvertes de la beauté, son bonheur d’être une femme…
Sans compter les thèmes de réflexion, et donc d’introspection, que fournissent la presse écrite, la radio, la télévision, le cinéma, le théâtre, les livres, l’art, la mode, l’air du temps…
Sans oublier les mots, oui, les mots, de simples mots, à partir desquels peut s’enclencher un dialogue instructif. Pour vingt mots que je lui lance au débotté et qui tombent à plat, faute de lui titiller l’esprit, le vingt et unième touche juste et réveille un souvenir amusant ou douloureux. Les mots sont de jolis appâts qui cachent des hameçons.
Voilà pour les interrogations — rarement des interrogatoires, la douceur est préférable, l’échange, la confiance réciproque — sur des sujets qui ont du corps. Mais si je n’obtiens pas de réponse, j’insiste. Je suis capable de reprendre la question autant de fois qu’il le faudra pour ne pas rester sur un échec. Je la reformule dans des circonstances différentes, d’une autre manière, sur un autre ton. Je la glisse comme une caresse ou je l’assène comme un uppercut. J’oublie plus facilement de souhaiter un anniversaire ou de tenir une promesse que de reposer une question.
Et puis il y a les questionnements de tous les jours, à propos de tout et de rien. Ceux qui, à la longue, leur insupportent peut-être le plus. Parce qu’ils tiennent du réflexe, de l’habitude, et qu’ils sont inutiles. Par exemple :
— Ah, je vois que tu as acheté une machine à café ?
— Oui, elle est plus moderne et moins bruyante que celle qu’on avait.
— Jolie. Tu l’as achetée où ?
— Chez Darty.
— Payée cher ?
— Non, elle était en promo.
— En solde ou en promo ?
— En promo.
— Garantie ?
— Deux ans.
— Tu n’as pas pris la super-garantie ?
— Non.
— Et l’ancienne machine à café, tu en as fait quoi ?
— Je l’ai donnée à la gardienne.
— Contente ?
— Très contente.
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