Seigneur, Talleyrand qui fut l’amant de l’épouse de son prédécesseur au ministère des Relations extérieures, Charles Delacroix, est-il le père du peintre Eugène Delacroix ?
Seigneur, comment sont réellement morts certains protagonistes de « l’affaire des frégates de Taïwan » ? James Kuo, qui se serait jeté du haut de l’immeuble où il travaillait ? Thierry Imbot, tombé de chez lui en fermant ses volets ? Jacques Morisson, suicidé en choisissant, lui aussi, le saut dans le vide ? Jean-Claude Albessard, victime d’un « cancer foudroyant » ? Yves de Galzin, victime d’un « accident thérapeutique » ? Michel Rouaret, victime d’une crise cardiaque ? Et qui a assassiné — seul acteur de cette affaire officiellement mort de la main d’un tiers — le capitaine taïwanais Yin Chin-feng ?
Seigneur, sur une photo retrouvée par hasard en 2010, prise à Aden, au Yémen, en 1879, où posent six personnages, l’un est-il Rimbaud, comme le soutiennent mordicus certains spécialistes du poète, alors que d’autres rimbaldiens assurent avec autant de conviction que ce n’est pas lui ?
Seigneur, qui est le soldat inconnu mort pendant la Première Guerre mondiale et enterré sous l’Arc de Triomphe le 11 novembre 1920 ?
À l’occasion du centième anniversaire de Gallimard, j’ai fait un tête-à-tête, dans mon émission « Aparté », avec Antoine, l’actuel patron de la maison d’édition, petit-fils du fondateur Gaston Gallimard.
Après l’enregistrement, nous avons bu un verre. Il m’a dit :
— Depuis le temps que vous posez des questions, avez-vous songé à écrire un livre sur le sujet ?
— Non.
— J’imagine un essai sur les questions, leur philosophie, leur rôle, leur technique. Qu’en pensez-vous ?
— C’est une question ou une proposition ?
— C’est une proposition en forme de question.
— Intéressant. Je vais y réfléchir.
Le week-end suivant, j’y ai si activement réfléchi que j’ai mis noir sur blanc quelques notes que voici.
Au commencement était le Verbe et le Verbe s’est fait Question.
De la Question naquirent des milliards et des milliards de questions qui engendrèrent des milliards de milliards de réponses, qui provoquèrent des milliards et des milliards de questions, qui, à leur tour… C’est pourquoi l’univers est en expansion continue.
Car il y a toujours plus de questions que de réponses.
Tant qu’il y aura ne serait-ce qu’une seule question restée sans réponse la terre continuera de tourner.
La fin du monde aura lieu le jour où ce qui restera historiquement la dernière réponse ne suscitera pas une nouvelle question.
Car la question c’est la vie.
« Là n’est pas la question ».
Réplique ou commentaire à ne jamais dire. Car, ici et là, est la question. Elle est partout. Elle foisonne, elle pullule. Elle s’insinue ou elle s’intronise. Elle dérange ou elle est attendue. Elle inquiète ou elle rassure. Elle est directe ou elle est emberlificotée. De toute façon, elle est inévitable. Nécessaire et omniprésente.
La question pousse là où il y a de l’espace et là où il y a du temps. Elle fleurit comme giroflée là où il y a de la vie et comme chrysanthème là où il y a de la mort. Les obscurantistes qui la coupent comme du chiendent la voient repousser plus drue et plus haute. Elle est inexpugnable, indéracinable.
La question est devant, derrière et à côté. Elle est en haut, jusqu’à la métaphysique, et elle est en bas, jusque dans l’organisation de la fourmilière. Elle est en-deçà et au-delà. Elle est urbi et orbi . Elle est posée et elle court. On achoppe toujours sur une question. Elle est inéluctable et incontournable.
Fuir une question, c’est renoncer à la lumière.
Le corps de l’homme n’est pas seulement fait de chair, d’os, de nerfs, de sang et d’eau. Il est fait aussi de questions. Combien ? Impossible de le savoir. Questions de génétique, de biologie, de psychologie. Savants, experts et techniciens ont déjà maîtrisé de nombreuses questions. Il en reste beaucoup d’autres. Il en restera toujours.
Tout corps vivant est fait de questions. Où se logent-elles ? Dans les articulations ? Dans les jointures ? Dans les commissures ? Dans les plis ? Là où ça se noue ou là où ça coince ? Questions de grenouilles, questions de lynx, questions de rouges-gorges, questions de chênes, questions de résédas, questions de bactéries, questions de squales, questions d’hippopotames. Et les fracassantes questions des galaxies ?
Pour mémoire : la question de Dieu.
Donc, les questions sont innombrables. Il y en a tant, elles font tellement peur qu’elles découragent parfois des vocations d’étudiant, de chercheur, de philosophe, de théologien, de psychanalyste… Trop de questions peuvent retenir des enfants de grandir. Trop de questions peuvent gâcher les derniers jours des femmes et des hommes qui s’étaient pourtant préparés à la mort avec sérénité.
C’est pourquoi l’on s’efforce de ramasser toutes les questions en deux ou trois jugées fondamentales. La célèbre phrase de Gauguin, titre de l’un de ses tableaux, en est un exemple : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? »
Réponse d’un pessimiste : Nous venons du néant, nous ne sommes rien, nous retournons au néant.
D’un croyant : Nous venons de Dieu, nous sommes des chrétiens, nous allons au Paradis.
D’un compagnon d’Ulysse : Nous venons de Troie, nous sommes des héros grecs, nous allons à Ithaque.
D’un champion cycliste : Nous venons de Briançon, nous sommes les coureurs du tour de France, nous allons à L’Alpe-d’Huez.
D’un académicien : Nous venons de l’anonymat, nous sommes des Immortels, nous allons vers l’oubli.
D’un membre du Collège de philosophie : Nous venons de chez Socrate, nous sommes des philosophes, nous ne savons pas où nous allons car, le saurions-nous, nous ne serions pas des philosophes.
Quand une question devient une scie, on la moque en la détournant. Il en est ainsi du célèbre : « to be or not to be » de Hamlet , cible des humoristes, et pas seulement des Anglais. De même « et Dieu dans tout ça ? », question attribuée à Jacques Chancel, excellente au demeurant mais victime de son succès médiatique.
Aucune question ne peut prétendre résumer ou remplacer les autres. Toutes ont droit de cité. Comme les brins d’herbe, elles sont une multitude.
Mais si je devais ne retenir qu’une seule question parce qu’à la fois ouverte et précise, allégorique et concrète, je la chiperais aux joueurs de pétanque : « Tu tires ou tu pointes ? » D’ailleurs, je l’ai posée plusieurs fois à des personnalités qui ne l’attendaient évidemment pas. La plupart marquèrent de l’embarras avant de faire des réponses souvent intéressantes parce que révélatrices de leur manière de fonctionner.
Celui qui tire va droit au but. Il ne tergiverse pas, il ne finasse pas, il frappe. Assez fort et assez juste pour dégommer l’autre, faire un carreau et prendre sa place. Le tireur aime courir des risques, il a confiance dans son adresse. Il voit juste, sa main ne tremble pas. Il est persuadé que la chance est avec lui. Il sait bien que, s’il rate, il perd la face et la partie, et que ceux qui lui conseillaient de pointer, d’employer la manière douce, ne lui pardonneront pas sa maladresse et son arrogante assurance. Mais s’il tire avec efficacité, son geste sera applaudi, son audace célébrée. Il a du panache et, de toute façon, il est convaincu que le monde appartient à ceux qui tirent, qui lancent, qui se projettent en avant, qui choisissent la vitesse et la force.
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