Le père se tourna vers son interlocuteur, mais il n’y avait personne.
— Werner ? Où êtes-vous, mon ami ?
Pas de réponse.
— Werner ?
Il fit quelques pas jusqu’au couloir : la porte d’entrée était ouverte.
— Werner ? appela encore le père.
Il n’y avait plus que le silence.
Dans la rue, une silhouette courait sur le boulevard en direction de la gare de Lyon, une silhouette avec une valise. Kunszer s’enfuyait. Il n’était plus Allemand, il n’était plus Homme, il n’était plus rien. Canaris, son héros, avait eu la présence d’esprit, quelques mois plus tôt, de mettre sa famille en lieu sûr, hors d’Allemagne. Lui-même n’avait personne à mettre à l’abri ; plus de Katia, et pas d’enfants. Finalement, il était heureux de n’avoir pas eu d’enfants ; ils auraient eu tellement honte de leur père.
Sur le boulevard, Kunszer courait. On ne le reverrait plus. D’ici quelques jours, les Alliés libéreraient Paris. Les bombardements et la destruction de la ville tant redoutés par Pal n’auraient jamais lieu.
Fin août, dans Marseille libérée, Gros et Claude se promenaient sur le port, brassard tricolore au bras et arme à la ceinture.
— Respire l’odeur de la mer ! criait Gros.
Claude souriait.
Ils en avaient terminé. Ils allaient rentrer à Londres.
— C’est tout fini le SOE ? demanda Gros.
— J’en sais rien. Tant que la guerre n’est pas finie, le SOE n’est pas fini.
Gros hocha la tête.
— Et nous alors ?
— J’en sais rien non plus, Gros.
— J’ai envie de revoir Laura, j’ai envie de voir le bébé ! J’espère que c’est un garçon, comme Pal. Dis, Cul-Cul…
— Quoi ?
— Même si la guerre se termine un jour, tu pourrais continuer à m’appeler Gros ?
— Si tu veux…
— Promets, c’est important.
— Alors je promets.
Gros soupira de soulagement et se mit à courir, comme un enfant joyeux. De toute sa vie, il n’avait jamais ressenti pareille sensation ; il avait surmonté la formation du SOE, puis il avait survécu à ses missions, à un interrogatoire de la Gestapo. Il avait survécu aux coups, à la peur, à l’angoisse de la clandestinité ; il avait vu ce que s’étaient fait, entre eux, les frères humains, et il avait survécu aussi. Ç’avait sans doute été cela le plus difficile : survivre au désastre de l’humanité, ne pas renoncer et tenir bon. Les coups ne sont que des coups ; ils font mal, un peu, beaucoup, puis la douleur s’estompe. Pareil pour la mort ; la mort, ce n’est que la mort. Mais vivre en Homme parmi les hommes, c’était un défi de chaque jour. Et cette puissante sensation de bien-être que ressentait Gros aujourd’hui, c’était de la fierté.
— On est des hommes bons, hein, Cul-Cul ? cria le géant.
— Oui.
Puis le curé murmura encore : « Nous sommes des Hommes. » Et, pris de mélancolie, il sourit à son ami. Comment Gros, après tout ce qu’il avait accompli, pouvait-il encore douter de ce qu’il était ? Il s’assit sur un banc, et il contempla le géant qui lançait des cailloux sur les mouettes. Soudain, il sentit une main lourde sur son épaule, et se retourna vivement : derrière lui se tenait un bel homme en uniforme sombre. Key.
— Nom de Dieu ! lâcha Claude.
— Tu dis nom de Dieu maintenant ? sourit Key. Finalement la guerre t’a fait du bien.
Claude se leva d’un bond, et les deux hommes se donnèrent une longue accolade.
— Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Et en uniforme ! Quelle classe !
Key pointa du doigt une terrasse où étaient attablés des soldats.
— Je suis avec des gars des groupes interalliés, venus du ciel pour botter le cul des derniers Allemands. On a été parachutés dans la région juste avant le Débarquement…
Key ne put terminer sa phrase car une immense masse arriva en trombe et se jeta sur lui, l’étreignant avec une affection inouïe.
— Key ! Key !
— Gros !
Gros contempla son ami tout en lui tenant fermement les deux épaules.
— T’as un uniforme, Kiki ! Tu es superbe dedans !
— Merci, Gros. Si tu en veux un, on en a plein. Figure-toi que nous, au SOE, avec nos parachutages de conteneurs, on est des minables à côté de certains : les SAS, mon pote, se font parachuter des voitures !
— Des bagnoles, t’entends ça, Cul-Cul ? Des bagnoles !
Ils rirent, fous de joie, et marchèrent un long moment sur la jetée, dans un flot ininterrompu de paroles. Qui était retourné à Londres depuis février ? Personne. Et Laura ? Et l’enfant ? On n’en savait rien. Ils avaient hâte de rentrer, hâte de revoir tous ceux qui leur avaient manqué, et ils se posèrent mutuellement toutes les questions qui leur brûlaient les lèvres. Ils passèrent l’après-midi ensemble, et à la fin de la journée, ils décidèrent de ne pas se quitter. Key laissa ses camarades et accompagna Gros et Claude au maquis pour la soirée. Le maquis était superbe, dans la douceur d’une fin de journée d’été, embaumé par les odeurs des pins, à l’abri du monde, avec pour seuls bruits les chants des cigales et des sauterelles.
— C’est pas mal, ici, dit Key.
— C’est notre petit coin de paradis ! déclara Gros, pas peu fier d’impressionner Key.
Claude fit visiter à Key les installations des maquisards, il lui présenta Trintier ; le Sud était libéré et de nombreux combattants étaient repartis, mais Trintier, fidèle, continuait à emmener ses hommes en patrouille, veillant sur la population et traquant d’éventuels collaborateurs.
Lorsqu’ils passèrent près du ruisseau, Gros plongea les mains dans l’eau et en sortit sa bouteille en fer.
— Tu veux de ma bonne eau, Kiki ? De l’eau bien fraîche, toute une journée dans le ruisseau. La meilleure eau de France.
Key but cérémonieusement quelques gorgées de cette eau si rare. Puis ils firent un feu, et ils chahutèrent. Au crépuscule, ils vidèrent des conserves dans des gamelles et mangèrent gaiement. Ils parlèrent ; et ils parlèrent encore. Claude trouva un peu d’alcool et ils trinquèrent. À la liberté de la France, à leur retour à Londres, à la fin de la guerre qu’ils espéraient proche et à la nouvelle vie qui pourrait commencer. Plus tard, Gros s’endormit près du feu, ronflant d’aise. Il se sentait bien à l’abri maintenant que Key était là ; cette nuit, c’était sûr, il ne ferait pas de cauchemar. Claude posa une couverture sur lui.
— Que va-t-on faire de lui maintenant ? murmura-t-il. Notre coin de paradis qu’il dit…
Key sourit.
— Bah. On s’en occupera bien…
Claude contempla le dormeur heureux :
— Key, il faut que je te dise…
— Quoi ?
— Pal… il était dans ce maquis avant d’aller à Paris.
— Et ?
— Il est arrivé ici, il disait qu’il se sentait en danger. Il a dit qu’il voulait aller à Paris… Et ensuite, il s’est fait capturer…
— Tu penses à un traître ?
— Oui.
— Qui ?
— J’avais plusieurs pistes, mais la plus sérieuse à mon sens est un type qui s’appelle Robert, un résistant du maquis. Il faisait partie du comité de réception à l’arrivée de Pal, c’est lui qui l’a conduit jusqu’à la gare de Nice. Il savait pour Paris. Et je crois qu’il trafique de drôles de combines avec les livraisons aériennes. Ça m’étonnerait pas qu’il fricote avec les Boches.
— Ce sont des accusations graves… Il faut être sûrs de nous.
— Je sais.
— Quelle est ton autre piste ?
— Aymon, un maquisard aussi.
Key eut un air songeur.
— Laissons-nous la nuit pour y réfléchir, proposa-t-il.
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