Il avait essayé d’en parler à Claude, plusieurs fois, mais Claude n’était plus le même. Ils dormaient ensemble à Bloomsbury, Philippe occupant sa chambre désormais, mais Claude évitait Gros. Il attendait toujours que le géant s’endorme pour venir se coucher. Gros essayait de rester éveillé ; il se pinçait pour ne pas s’assoupir et pouvoir parler avec Claude lorsqu’il viendrait ; il voulait lui dire combien il était triste, que le groupe n’était plus comme avant et qu’il ne comprenait pas pourquoi. Pourquoi cette vie de joie qu’il avait espérée pendant toute la guerre était-elle devenue une vie d’ombres et de tristesse ? Et puis, une nuit d’octobre, tout avait basculé : il était minuit passé, tout l’appartement dormait, mais Gros avait tenu bon, il ne s’était pas endormi. Il avait fait semblant, feignant de ronfler. Claude était venu se coucher, et Gros avait bondi ; il avait allumé la lumière et raconté sa vie de malheur. Mais Claude s’était fâché ; c’était la première fois qu’il se fâchait contre Gros.
— C’est plus comme avant, Cul-Cul, avait dit Gros en s’asseyant sur son matelas.
Claude avait haussé les épaules :
— Toi non plus, t’es plus comme avant, Gros.
Gros avait été profondément blessé.
— Si ! Je suis pareil ! Tu trouves que j’ai changé ? Hein, dis ? J’ai changé, c’est pour ça que vous voulez plus de moi ? Qu’est-ce qui s’est passé, Cul-Cul, c’est parce qu’on a tué des hommes ?
Pas de réponse.
— C’est ça, Cul-Cul ? C’est parce qu’on a tué des hommes ? J’y pense tout le temps. Je fais des cauchemars. Toi aussi, Cul ?
Claude s’était mis en colère.
— Arrête avec tes questions ! Et arrête de m’appeler Cul, ou Cul-Cul, ou n’importe quoi d’autre ! Il faut tourner la page maintenant ! On a fait ce qu’on avait à faire, voilà ! On a choisi. On a choisi tout ça ! On a choisi de faire la guerre et de porter des armes ! On a choisi de se laisser guider par notre propre colère, pendant que d’autres ont choisi de rester chez eux, le cul par terre. On a choisi de prendre les armes. Il n’y avait personne d’autre que nous pour faire ce choix, il n’y aura personne d’autre que nous pour l’assumer. On a choisi de tuer ! Ce qu’on est devenu, Gros, on l’a choisi. Nous sommes ce que nous sommes, Gros, pas ce que nous avons été. Tu comprends, ça ?
Gros n’était pas d’accord. Mais il y avait tellement de colère dans la voix de Claude ; il en était accablé. Pourquoi ne lui avait-il pas dit depuis le début qu’il n’aimait pas son surnom ? Il en aurait trouvé un autre. Il aurait pu l’appeler Renard, il trouvait que Claude ressemblait à un Renard. Après une longue hésitation, le doux géant osa répondre, d’une toute petite voix :
— Mais est-ce qu’un jour nous arriverons à oublier ? J’aimerais oublier…
— Ça suffit, nom de Dieu ! Veux-tu savoir de quoi nous sommes capables ? De tout ! Et tu sais quoi, le plus verni d’entre nous c’est Pal. Car il n’aura jamais à vivre avec ce qu’il était devenu !
— Faut pas parler de Pal comme ça ! avait hurlé Gros.
Claude avait blasphémé, enfilé un pantalon, et il était parti de l’appartement, excédé. Dans la pièce voisine, Philippe, réveillé, s’était mis à pleurer ; Key et Laura s’étaient levés en sursaut, alertés par les bruits et les cris.
— Qu’est-ce qui se passe, Gros ? avait demandé Laura en entrant dans la chambre.
Il y avait si longtemps qu’elle ne lui avait pas parlé avec tant de douceur. Mais Gros n’en pouvait plus, il était à bout de nerfs. Il devait partir, loin.
— Marre de marre ! Marre de merde ! avait crié le doux géant.
— Mais Gros, que se passe-t-il ? répétait Laura.
Elle s’était approchée de lui et avait posé une main tendre sur son épaule.
Sans répondre, Gros s’était emparé de sa vieille valise et y avait jeté quelques affaires.
— Mais Gros… insistait Laura, qui ne comprenait rien.
— Marre de chiotte ! Je me fous le camp ! Je me fous le camp, je vous dis !
Ses yeux débordaient de larmes ; ah, il se détestait. Key, à son tour, avait essayé de lui parler, mais il n’avait rien voulu entendre. Il avait bouclé sa valise, enfilé son grand manteau et ses bottines, et il était parti en courant.
— Attends, Gros ! l’avaient imploré Laura et Key.
Il avait dévalé les escaliers, il était sorti dans la rue et avait couru le plus vite possible, fuyant dans la nuit. Pauvre de lui, il n’existait plus. Il n’avait existé qu’en faisant la guerre. Il s’était fait des amis, on lui avait trouvé des qualités. Laura lui avait même dit qu’il était le plus beau à l’intérieur. Le plus beau à l’intérieur, c’était un peu comme le plus beau tout court. Mais à présent, il n’était plus Gros-le-nom-de-guerre, mais Gros-le-gros. Il s’était arrêté dans une ruelle déserte, et avait laissé éclater de violents sanglots : il était l’homme le plus seul du monde. Même Claude ne voulait plus de lui ; plus personne ne l’aimerait jamais. Ni les hommes, ni les femmes, ni les renards. Peut-être ses parents. Oui, ses parents, il voulait retrouver sa mère, sa chère mère qui l’aimerait même s’il n’était qu’un sale gros. Il voulait pleurer dans ses bras. Il voulait rentrer en France pour toujours.
*
Ainsi Gros avait-il quitté Londres, persuadé qu’on ne l’aimait plus. Il avait pris l’autocar jusqu’à la côte, puis avait embarqué sur un bateau de pêche qui monnayait la traversée. Le bateau avançait lentement sur les eaux de la Manche. Au revoir les Anglais, et au revoir la vie.
Dans l’appartement, c’était l’incompréhension. Laura, Key, Claude, Doff et Stanislas avaient cherché Gros à travers la ville pendant deux jours. À présent, ils étaient tous réunis dans la cuisine. Tristes, ils se blâmaient.
— C’est ma faute, dit Claude. Qu’est-ce qui m’a pris de crier comme ça…
— Et moi… renchérit Laura. Je ne me suis pas beaucoup occupée de lui… À cause de Philippe.
Elle cacha son visage dans ses mains.
— Nous ne le retrouverons jamais !
Stanislas la consola.
— Ne t’inquiète pas, il va revenir. On a vécu deux années difficiles, bientôt tout ira mieux.
Claude, miné, quitta la cuisine et s’en alla dans sa chambre. Qu’était-il en train de devenir ? Après ce qu’il avait fait à Robert, voilà qu’il avait fait fuir Gros, son bon Gros, le meilleur des Hommes. Il s’agenouilla contre son lit. Seigneur, qu’avait-il fait ? Il revoyait sans cesse la maison de Robert qui brûlait : il avait torturé un malheureux, un voleur de boîtes de conserve. Il joignit les mains et se mit à prier ; il voulait Dieu de nouveau. Qu’était-il devenu ? Hanté, il priait.
Seigneur, aie pitié de nos âmes. Nous sommes couverts de cendres et de suie.
Nous ne voulons plus tuer.
Nous ne voulons plus nous battre.
Que sommes-nous devenus, nous qui étions Hommes et qui ne sommes plus rien ?
Où irons-nous désormais ? Nous ne serons plus jamais les mêmes.
Nous ne serons plus jamais des Hommes, car les Hommes, les vrais, n’ont jamais haï ; ils n’ont fait que chercher à comprendre.
Seigneur, qu’ont donc fait de nous nos ennemis, en nous forçant à la bataille ? Ils nous ont transformés : ils ont obscurci nos cœurs et brûlé nos âmes, terni nos yeux et souillé nos larmes. Ils nous ont changés, ils nous ont inoculé leur haine, ils ont fait de nous ce que nous sommes devenus.
Désormais, nous sommes capables de tuer, nous l’avons déjà fait.
Désormais, nous sommes prêts à tout, pour notre cause.
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