Un baiser sur mon front, un deuxième, un troisième. Paupières closes, je souris. Je me réveillais dans la même position qu’au moment de m’endormir, blottie tout contre lui.
— Bonjour, murmura Marc.
— Bonjour.
Je frottai mon nez contre sa peau, et respirai profondément. Ses mains caressaient mon dos, mes jambes, tout mon corps. Ce qui arrivait était tout simplement inimaginable, débuter ma journée, un samedi, dans ses bras. Je quittai son cou en levant les yeux vers lui, les siens étaient encore pleins de sommeil, mais ils riaient.
— Je resterais bien là toute la journée, me dit-il. Mais il faut quand même que j’ouvre un peu aujourd’hui.
— Quelle heure est-il ? Tu es en retard ?
— Ça, ce n’est pas grave, je n’ai pas d’horaires. Et je ne vais pas me priver d’un petit déjeuner au lit, avec toi.
Il embrassa le bout de mon nez.
— Tu ne bouges pas ? Je vais chercher des croissants.
— Tu m’autorises à faire un café ?
Il fronça les sourcils, fit une moue boudeuse, puis son visage s’éclaira.
— Pour une fois, je te laisse faire.
Il m’embrassa doucement, puis s’extirpa du lit. Sans bouger, la tête toujours sur l’oreiller, je le regardai pendant qu’il s’habillait. Avant de sortir de la chambre, il me lança un coup d’œil.
— Je reviens.
J’écoutai le bruit de ses pas sur le parquet, ma respiration se bloqua, de panique, de bonheur, d’incertitude, d’envie de plus. Je me jetai sur la place qu’il avait laissée vide, et inspirai son parfum profondément ; mon esprit s’apaisa. Je me levai et me rendis dans la salle de bains. Je pris de longues secondes pour m’observer ; mes cheveux en vrac, les prunelles brillantes, la bouche rougie. Ce reflet dans le miroir me rendit heureuse, j’eus l’impression de me ressembler, ça faisait bien longtemps que ça ne m’était pas arrivé.
Un quart d’heure plus tard, alors que je posais deux tasses de café sur ma table de nuit, la porte d’entrée claqua. En moins de deux minutes, l’odeur de croissants chauds envahit ma chambre, ça n’était jamais arrivé. Je me glissai sous la couette, Marc lança le sachet de la boulangerie sur le lit, et s’allongea sur moi, en glissant les mains sous le tee-shirt que j’avais enfilé. Je poussai un cri.
— Tu es gelé !
Il me chatouilla, je ris de plus belle. Il finit par s’arrêter et s’installa à côté de moi, en me proposant un croissant. Je mordis dedans, puis lui tendis un café.
— Tu dors chez moi ce soir ? me demanda-t-il une fois le petit déjeuner fini alors que j’étais calée dans ses bras.
— Oui… Je peux venir à quelle heure ?
Il me retourna sur le dos, grimpa sur moi, et m’embrassa.
— Dès que tu veux, dès que tu es prête… je t’attends, me dit-il sa bouche contre la mienne.
Le dimanche matin, je redécouvris les Puces, j’y allais enfant avec mes parents, mais j’avais tout oublié ; les allées, les dédales, les passages secrets, couverts, les stands collés les uns aux autres à l’allure de cavernes d’Ali Baba. Le terrain de jeu des chasseurs de trésors. Les antiquaires assis dans un fauteuil vintage attendaient le chaland, discutaient à voix basse entre eux, leur conversation s’émaillant parfois d’un éclat de rire. À l’image de Marc, ils étaient tous calmes, patients, ni énervés ni excités pour deux sous, leur métier voulant ça. Cet état d’esprit était contagieux, j’avais envie de prendre mon temps, de regarder autour de moi. Un détail m’amusa : dès qu’ils étaient seuls, les brocanteurs étaient vissés à leur portable. J’en profitai pour charrier Marc, je n’étais donc pas la seule à souffrir de cette excroissance de la main. Nous venions de passer plus de deux heures à arpenter les allées du marché Paul-Bert et, aux dires de Marc, nous en avions à peine parcouru la moitié. Rien d’étonnant à ça, puisqu’il s’arrêtait à chaque stand… Il connaissait tout le monde, avait un commentaire pour chaque meuble, chaque nouvelle trouvaille, acceptant tous les cafés dans un premier temps, puis les coups de rouge et les tranches de saucisson quand midi approcha. Il me présentait à chacun, comme « Yaël… c’est Yaël », présentation qui suscita plusieurs bourrades sur l’épaule et des clins d’œil complices. Contrairement à notre virée à L’Isle-sur-la-Sorgue, Marc était chez lui à Saint-Ouen, son autre vie avec des amis que les autres et moi ne connaissions pas, qui voyaient en lui le dénicheur hors pair, le successeur de son grand-père : et, de fait, leur réputation dépassait les frontières de leur petite brocante parisienne. Marc était doué et il ne le montrait pas, n’étalait jamais ses « bons coups », les lots qu’il avait emportés face à tous les autres, ni l’article de presse qu’il avait eu dernièrement et dont je découvrais à l’instant l’existence.
— C’est quoi cette histoire ? lui demandai-je en l’entraînant à l’écart.
— Rien de particulier. Un journaliste de Côté Paris a débarqué à la brocante, on a discuté et, quelques mois plus tard, il y avait cet article.
— Côté Paris ! m’écriai-je, folle de joie pour lui. Ça va t’attirer du monde et de la notoriété, c’est génial pour tes affaires.
— Oh tu sais… je n’en demande pas autant, ça marche et je ne veux pas plus…
— Ne fais pas le modeste, tu fais partie des meilleurs, à entendre tes amis, agrandis-toi !
Il eut une moue indulgente.
— Pourquoi vouloir plus ?
— Mais…
Il plongea ses yeux dans les miens en caressant délicatement ma joue.
— J’ai tout ce qu’il me faut.
Mon cœur eut un raté. Ça veut dire quoi, ça ? Il s’éloigna de moi et avança de quelques pas.
— On continue encore un peu, avant d’aller déjeuner ? me dit-il par-dessus son épaule.
Je hochai la tête et le rattrapai en courant. Arrivée à son niveau, je collai mon bras au sien, en effleurant sa main, puis nos doigts s’accrochèrent pour ne plus se quitter.
Un peu plus tard, il nous fraya un chemin dans la cohue à l’entrée du café Paul-Bert , sa cantine aux Puces, et celle d’Abuelo avant lui. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, on nous dénicha une petite table près de la cuisine, j’héritai de la vue sur les coulisses. Pour une fois, pas de nappes à carreaux, mais des tables en bois transpirant l’authenticité et la convivialité, dans la plus pure tradition bistrotière. Le chef s’égosillait sur les serveurs et, pourtant, quelle efficacité ! Cet homme imposant, son torchon sur l’épaule, vérifiait chaque plat avec attention, rien qu’à le regarder, on sentait que tous les clients devaient être logés à la même enseigne, l’habitué, le curieux, le touriste américain qui, dans ce resto, devait avoir l’impression d’être entré dans la cinquième dimension. Une fois de plus, avec Marc, j’étais bien loin des bars à sushis, impersonnels et sans saveur. L’imaginer un instant dans les lieux que je fréquentais avec l’agence équivalait à la vision d’un lion tout droit sorti de la savane et enfermé dans une cage de la SPA avec des croquettes en guise de repas. Alors que là, avec ses lunettes et son tabac à rouler posés sur la table, ses baskets plus modernes que toutes celles de mes collègues bien qu’elles proviennent d’un lot datant de 1975, salivant à l’idée de son bœuf bourguignon, il était bien à sa place et respirait à pleins poumons. Cependant, je me promis de lui coller des baguettes entre les doigts, juste pour m’amuser. Il attrapa ma main par-dessus la table, et caressa le dessus avec son pouce, je frissonnai.
— Si on m’avait dit il y a dix ans que je vivrais ça, je n’y aurais pas cru…
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