— Bonjour, Bertrand.
— Yaël ! Comment vas-tu ? Es-tu reposée ?
— Je vais très bien, je vous remercie.
— Tu profites de tes vacances à ce que je vois ! C’est une bonne chose. Tu as même éteint ton téléphone !
— En réalité, il est cassé.
— Ce n’est pas bien grave, le principal est que j’ai réussi à te joindre. Je t’ai réservé un billet de train à 15 heures aujourd’hui, rejoins-moi à l’agence dès ton arrivée.
— Entendu.
Il me donna le numéro de réservation, que je notai sur un bout de papier qui traînait.
— À tout à l’heure, me dit-il.
Il raccrocha. Je restai de longues secondes, figée, le combiné encore en main. Cédric me sortit de ma catatonie.
— Que se passe-t-il ?
J’eus l’impression d’atterrir, j’étais en maillot de bain, et le travail reprenait.
— Quelle heure est-il ?
— 13 heures.
— Je rentre à Paris, Bertrand a besoin de moi à l’agence. Le train est à 15 heures.
Il me fit un gentil sourire.
— Va vite te préparer, je vais prévenir les autres.
— Merci.
Je traversai la maison pour rejoindre ma chambre, tout en réalisant que j’avais encore la montre à la main, je la posai délicatement sur ma table de nuit. Puis j’ouvris ma valise sur le lit et y fourrai mes vêtements n’importe comment, sans réfléchir. Au loin, j’entendis les cris de ma sœur, les pleurs des enfants, les jurons d’Adrien. Et puis, brusquement, le silence revint. Je m’apprêtai à aller prendre une douche quand la silhouette de Marc se dessina dans l’encadrement de la porte-fenêtre, tenant mon ordinateur à la main. Il venait de piquer une tête, son torse était constellé de gouttes d’eau.
— Je me suis dit que tu en aurais besoin, se contenta-t-il de me dire en le déposant sur mon lit.
— Merci. Attends.
Je récupérai sa montre et la lui tendis, nos doigts s’effleurèrent lorsqu’il s’en saisit.
— Cédric voulait t’emmener à la gare, m’annonça-t-il. Mais je m’en charge. On part dès que tu es prête.
— Marc, le rappelai-je alors qu’il s’apprêtait à s’éloigner. Prends ma chambre à partir de maintenant.
Il ne me répondit rien et me laissa seule. Il me fallut peu de temps pour me doucher, me sécher les cheveux, les tirer en queue-de-cheval et m’habiller. Je pris quelques secondes pour me détailler dans le miroir ; je remplissais à nouveau ma jupe, et ça m’allait. Sinon, mis à part le bronzage, j’étais la même qu’à mon arrivée : stricte, sérieuse, professionnelle, mais je me trouvais belle. Voilà bien longtemps que je ne l’avais pas pensé, comme si quelque chose avait changé dans mon regard, une petite étincelle en plus. J’inspirai profondément et sortis sur la terrasse, la valise à la main, perchée sur mes Louboutin, où un comité d’accueil m’attendait autour de la table du déjeuner déjà mise et prête. Tout le monde se figea et m’observa sans dire un mot. Marc arriva de son côté, en jean et polo noir, il marqua un temps d’arrêt lui aussi, en me scrutant d’un air impénétrable. Puis il secoua la tête et vint me prendre mon bagage des mains. Sans un mot, il disparut derrière la maison en direction de sa voiture.
— Ça y est, tu as remis ton uniforme, dit Jeanne, tristement.
Puis elle tapa dans ses mains pour se ressaisir.
— Vous allez avaler un morceau avant de partir, proposa-t-elle.
— On n’a pas le temps, lui répondis-je, sincèrement triste.
Je piquai du nez, fuyant le regard embué de ma sœur.
— Pardon de vous laisser comme ça… Je vous dois un dîner chez moi, leur dis-je. Tu as gagné, Adrien.
— J’aurais préféré perdre.
— Yaël, m’appela Marc. On y va ?
— Oui… Bon… bah… continuez à bien profiter.
Je m’approchai d’eux, prête à démarrer le tour des bises d’au revoir.
— On t’accompagne à la voiture, décréta Alice.
Elle vint me prendre par les épaules et marcha, la tête collée à la mienne.
— Tu ne vas pas oublier qu’il y a une vie en dehors du travail ?
— Je vais essayer…
Je ne dis plus un mot en les embrassant les uns après les autres avant de monter dans la Porsche. Marc, déjà derrière le volant, démarra aussitôt à mon grand soulagement. Dès que nous fûmes sortis de Lourmarin, il poussa l’accélérateur et fit ronfler le moteur ; nous n’avions aucune marge. Sa conduite n’avait plus rien de souple, elle était sportive, saccadée, nerveuse, même. J’aurais dû être pleinement satisfaite et heureuse de cet appel de Bertrand. Pourtant, le chagrin m’envahissait maintenant que j’avais tourné le dos à la Petite Fleur ; je n’avais pas eu le temps de repasser dans la grange, ni de changer le vernis des filles, ni d’apprendre à Marius à faire la planche, ni d’offrir les bijoux à Alice et Jeanne. Ni de comprendre ce qui s’était passé avec Marc. Au bout du compte, rien de spécial. Il fixait la route à travers ses Persol, le visage fermé et concentré, une main sur le volant, l’autre sur le levier de vitesses, près de ma cuisse, qu’il effleurait à chaque changement. C’était bien ce que je pensais, rien de spécial.
Les kilomètres défilaient, les minutes s’égrainaient et nous restions silencieux. Marc jetait de fréquents coups d’œil à sa montre, ce qui avait le don de me mettre davantage sur les nerfs.
— Tu crois que je vais l’avoir ? finis-je par lui demander.
— Tu vas grimper dans ce train, si c’est ce que tu veux.
Il retourna à sa conduite en accélérant. Lorsque nous nous approchâmes de la gare, je le guidai, tout en retirant mes chaussures.
— Que fais-tu ?
— Je ne vais pas pouvoir courir avec ça aux pieds.
— Ton billet ?
— Pas le temps.
Marc serra le frein à main à 14 h 55, sur une place de parking qui n’en était pas une. Il sortit de la voiture en premier, se précipitant à l’avant pour récupérer ma valise. De mon côté, sac sur l’épaule et Louboutin à la main, je m’extirpai de la Porsche, Marc attrapa ma main libre en m’entraînant vers la gare en courant. Il bouscula plus d’un passager en traversant le hall, je m’agrippai à lui de toutes mes forces dans l’escalier menant au quai. Le TGV était là, les contrôleurs prêts à donner le signal de départ, Marc nous dirigea vers la voiture la plus proche, posa ma valise à l’entrée du wagon et se décala pour me laisser passer. Face à lui, la main toujours dans la sienne, mes yeux rivés aux siens, je m’approchai et déposai mes lèvres sur sa joue, mon ventre vibra des mêmes contractions qu’une heure plus tôt. Le coup de sifflet retentit et nous éloigna l’un de l’autre. Je fis un pas en arrière en grimpant sur le marchepied. La sonnerie de la porte obligea nos mains à se lâcher, alors que nos regards, eux, ne se lâchaient pas.
— On se voit à Paris, me dit-il.
La porte se ferma. Marc recula de deux pas, le train s’ébranla et quitta le quai. J’eus beau me pencher contre la vitre, la gare devint très rapidement un petit point au loin, les personnes restées sur le quai disparurent. Mes épaules s’affaissèrent, mon corps se relâcha, mes chaussures tombèrent par terre, ce qui me tira de ma torpeur. Façon de parler, puisque je me contentai de les récupérer et de me traîner jusqu’aux marches de l’escalier menant à l’étage du TGV pour m’y écrouler. Que m’étais-je dit dans la voiture ? Rien de spécial. En étais-je toujours aussi certaine ? Je regardai ma main, celle qui avait été dans la sienne, je pouvais encore sentir sa chaleur sur ma peau, tout comme mes lèvres marquées par le picotement de sa joue mal rasée. Il fallait que ça arrive alors que Bertrand me rappelait à Paris, je ne pouvais pas me permettre d’être ailleurs, me retournant le cerveau pour saisir la portée de ces dernières heures. Exit Marc, ses mains, le creux de son épaule, sa peau… Je rechaussai mes stilettos, inspirai profondément, et partis en quête des contrôleurs pour régulariser ma situation.
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