— Vous allez me manquer… terriblement…, murmurai-je.
Jack, qui était derrière le canapé, posa sa main d’une façon toute paternelle sur ma tête.
— Toi aussi ma petite Française, mais tu reviendras…
— Oui…
Je me lovai plus étroitement contre Abby.
Une heure plus tard, je les quittai en leur promettant de profiter de la soirée sans me préoccuper d’eux. Arrivée à proximité du cottage, je décidai de faire une dernière balade sur la plage avant de rejoindre Edward et son fils. Je voulais m’imprégner encore une fois de la mer, de cette vue, de ce vent. M’aérer me ferait le plus grand bien. Je ne savais pas quoi penser de cette soirée qui s’annonçait. Dîner avec Declan et Edward avait quelque chose de troublant, je pénétrais dans leur intimité, et j’avais peur que leur quotidien ne me saute à la figure. Force était de constater qu’Abby, Judith, et Jack — même s’il ne le verbalisait pas — avaient raison : nous avions besoin de crever l’abcès, pour passer véritablement à autre chose. Nous devions rompre une relation qui n’avait pas eu la possibilité de commencer et qui ne commencerait jamais.
Alors que je remontais vers leur cottage, je reçus un SMS d’Olivier : « Bonne dernière soirée en Irlande, à demain, je t’embrasse fort.
»
« Merci… j’ai hâte de te retrouver. Je t’embrasse
», lui répondis-je avant de frapper à la porte.
Declan m’ouvrit, tout sourire, en pyjama. Il me prit par la main et m’entraîna dans le séjour ; j’avais du mal à avancer ; Postman Pat me faisait la fête lui aussi. La télévision était allumée sur la chaîne de dessins animés ; Edward, derrière le bar de sa cuisine, préparait le dîner. Il me jeta un coup d’œil — impossible de deviner son état d’esprit.
— Tu as dit au revoir à la plage ?
— Oui…
— Diane, tu viens ?
Declan tirait toujours sur mon bras.
— J’arrive, laisse-moi deux minutes.
Il haussa les épaules et sauta sur le canapé avec son chien. Je m’installai au bar, en face d’Edward.
— Tu n’étais pas obligé de m’inviter ce soir.
— Tu m’as déjà vu me forcer ? rétorqua-t-il, sans me regarder.
— Je peux t’aider à faire quelque chose ?
Il planta ses yeux dans les miens.
— Lire une histoire à Declan pendant que je finis de préparer le dîner ?
— On va plutôt faire le contraire, c’est mieux pour vous deux.
— Tu ne vas quand même pas faire la cuisine !
— Pas de ça entre nous… la politesse ne nous va pas.
Je fis le tour du bar, lui retirai la cuillère en bois des mains, et le poussai vers le séjour. Il secoua la tête avant de récupérer un livre dans le cartable de son fils. Declan essaya de râler, l’expression de son père le dissuada d’insister. Bercée par le mélange de la petite voix et de la rauque, je finis le repas et mis le couvert. Edward prenait son temps pour s’assurer que Declan comprenait tout, sa patience m’époustoufla. Lorsque le dîner fut prêt, je passai devant eux sans les interrompre et sortis sur la terrasse pour fumer. Deux minutes plus tard, la baie vitrée s’ouvrit, Edward me rejoignit, cigarette aux lèvres.
— J’espère que tu ne m’en voudras pas, j’ai dû lui promettre que tu mangerais à côté de lui.
— Pas de problème.
La conversation s’arrêta là. On n’entendait que le bruit du tabac qui se consume, à travers celui du vent et des vagues. Il était encore trop tôt pour ouvrir les vannes. De toute façon, Declan ne nous laissa pas le temps de nous décoincer. Il vint nous chercher, son estomac criait famine.
À table, il assura la discussion ; il fit un monologue sur ses histoires avec les copains à l’école avant de s’adresser directement à moi.
— Tu pars demain ? C’est vrai ?
— Oui, je prends l’avion.
— Pourquoi ? C’est pas juste…
— J’étais en vacances ici, j’habite à Paris, je travaille là-bas. Tu te souviens ?
— Oui… Papa, on pourra aller voir Diane un jour ?
— On verra.
— Mais ! Pendant les vacances !
Le visage d’Edward se ferma.
— Declan, lui dis-je. Tu as toute la vie pour venir me voir à Paris. D’accord ?
Il ronchonna, finit son yaourt, et alla jeter le pot vide à la poubelle sans dire un mot. Puis il s’installa sur le canapé en boudant. Edward le surveillait, tendu, inquiet. Il se leva de table à son tour et s’assit en face de son fils. Il lui passa la main dans les cheveux.
— Tu te souviens qu’Abby est malade, il faut qu’on s’occupe d’elle et qu’on aide Jack, c’est pour ça que je ne peux pas t’emmener à Paris voir Diane.
— Mais toi, tu y es allé…
— C’est vrai, mais je n’aurais pas dû…
Declan baissa la tête, Edward inspira profondément.
— Maintenant, il faut aller au lit.
Son fils redressa la tête brusquement.
— Non ! Papa, je ne veux pas y aller !
L’angoisse l’envahit et le défigura.
— Tu n’as pas le choix. Il y a école demain.
— S’il te plaît, papa ! Je veux rester avec vous.
— Non. Va dire au revoir à Diane.
Il sauta du canapé et fonça sur moi pour s’accrocher à ma taille en pleurant. Je respirai profondément. Edward me fixa, désemparé, avant de se prendre la tête entre les mains.
— Diane, je veux pas aller au lit, je veux pas, je veux pas…
— Écoute-moi, ton papa a raison. Il faut aller dormir.
— Non, sanglota-t-il.
Je regardai Edward ; il n’en pouvait plus, il n’avait pas l’énergie de se battre. Ils avaient besoin d’un coup de main, et j’étais là…
— Tu veux que je vienne avec toi, comme l’autre jour ?
Il me serra plus fort encore : sa réponse était claire.
— On y va.
Il prit la direction de l’étage sans un regard pour son père.
— Tu oublies quelque chose ! le rappelai-je à l’ordre.
Il fit demi-tour et courut dans les bras d’Edward. Je les laissai seuls et montai dans sa chambre. J’entendis ses petits pas dans l’escalier ainsi que son brossage de dents. Pendant ce temps-là, j’allumai sa veilleuse, retapai son lit qui n’avait pas été fait, et récupérai l’écharpe de sa mère cachée sous le matelas. Lorsqu’il arriva dans sa chambre, il se glissa sous la couette. Je m’agenouillai à côté de son lit, lui caressai le front et le visage.
— Declan, papa fait tout ce qu’il peut pour toi… il sait que tu as mal… il faut que tu l’aides, c’est compliqué ce que je te demande… mais tu dois le laisser dormir dans son lit. Tu es un petit garçon courageux… ton papa ne te laissera jamais… Quand tu dors, il est toujours à la maison… Tu me promets d’essayer ?
Il hocha la tête.
— As-tu envie que je chante la berceuse ?
— Tu reviens quand ?
Je penchai la tête sur mon épaule en esquissant un sourire.
— Je ne sais pas… je ne peux rien te promettre.
— On se reverra ?
— Un jour… Dors, maintenant.
Je chantai la berceuse à plusieurs reprises en continuant à lui caresser les cheveux. Ses petits yeux luttèrent un temps avant de se fermer. Il était épuisé, lui aussi. Quand je le sentis en paix, je lui embrassai le front et me relevai. Avant de refermer la porte, je le regardai une dernière fois en soupirant.
Dans le séjour, toute trace du dîner avait disparu, la baie vitrée était entrouverte, un feu flambait dans la cheminée, Edward se tenait au rebord, cigarette aux lèvres, et dégageait une tension extrême.
— Il dort, chuchotai-je. J’ai essayé de lui faire comprendre que toi aussi, tu devais dormir dans ton lit.
Il ferma les yeux.
— Je ne pourrai jamais assez te remercier.
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