Judith sortit son smartphone pour immortaliser ce moment. Abby se prêta au jeu en riant, j’en fis autant. Il y eut des selfies de nous trois en rafale. J’étais en train de faire l’imbécile lorsque la porte s’ouvrit sur Declan et Edward.
— Judith ! cria Declan.
— Eh, mon morveux préféré ! Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Bonjour, tante Judith, lui répondit-il docilement, avant de se jeter à son cou.
Cette phrase me déclencha un tel fou rire que je me pliai en deux. Je n’avais pas eu une barre au ventre de cette puissance depuis des années.
— Quelqu’un a déjà vu Diane dans cet état ? s’interrogea Abby, en riant elle aussi.
— C’est la faute de Judith ! réussis-je à dire. Tu n’as pas honte, toi qui mets les pieds sur la table, de te faire appeler comme ça ?
— Attends, j’essaie d’être classe.
Edward me suivit en riant à son tour. Depuis que je l’avais revu, c’était la première fois que je le voyais un peu détendu et souriant. Je préférai détourner le regard. Mes yeux tombèrent sur Declan qui me fixait, toujours accroché au cou de Judith. Il me fit un grand sourire et un signe de la main.
— Bonjour, Declan, lui dis-je de loin.
— Bon, les enfants, on se remet au travail ! Les filles, on cuisine, Edward, tu nous fais de vraies photos ! ordonna Abby.
Il la regarda comme une extraterrestre.
— Pour une fois, utilise ton talent pour la famille. Fais-moi plaisir.
— C’est bien parce que c’est toi, bougonna-t-il.
Il allait quitter la cuisine quand Declan l’interpella :
— Papa, attends !
Tous les regards convergèrent vers lui. Il faisait l’asticot dans les bras de Judith pour retrouver le plancher des vaches. Elle finit par le lâcher.
— Je peux t’aider ? lui demanda-t-il en s’approchant de lui.
— Viens avec moi à la voiture.
Au sourire qu’il adressa à son père, on voyait à quel point il l’aimait déjà. Quelques minutes plus tard, il était l’assistant d’Edward et lui tendait le matériel exigé. Les pitreries de Judith et le simple plaisir de rendre Abby heureuse suffirent à occulter le malaise causé en moi par leur présence, ou en tout cas à composer avec. Jack nous rejoignit lui aussi, et nous servit de la Guinness. Il s’assit et trinqua avec sa femme. Declan tournait autour de la table en riant. Judith rangea tout le bazar, et je pris en charge la plonge. Nous parlions tous en même temps, de tout, de rien, simplement animés par la joie d’être là. Lorsque j’eus fini la vaisselle, je pris appui contre le plan de travail et bus ma bière. Je croisai le regard d’Edward sur moi — ce fut comme un moment suspendu. J’aurais voulu détourner les yeux, j’en étais incapable. À quoi pouvait-il penser ? De mon côté, impossible d’y voir clair dans ce qui me traversait l’esprit. Et puis, d’un coup, sa mâchoire se crispa, la bulle éclata. Il chercha son fils ; Declan fixait comme un trésor l’appareil photo de son père posé sur le buffet.
— N’y touche pas, c’est fragile.
La déception se lisait sur son visage de petit garçon. Elle fut encore plus grande quand Edward partit ranger son matériel dans sa voiture sans lui demander son aide et sans dire un mot à quiconque. Son absence s’éternisa et sembla inquiéter Declan. Il fixait la porte de la cuisine, sursautait au moindre bruit, comme sur le qui-vive. Lorsqu’il entendit son père rentrer dans la maison, son visage se détendit et il retrouva le sourire.
En passant à table, Declan exigea que je m’assoie à côté de lui. Je n’avais aucune parade en stock pour refuser. Après tout, je n’étais plus à ça près. Edward s’apprêtait à le rabrouer, je l’en empêchai.
— Tout va bien, lui dis-je en souriant.
L’ambiance du dîner fut drôle, conviviale et familiale. La vie n’avait épargné personne à cette table, eux encore moins dernièrement, avec la maladie d’Abby. Et pourtant, chacun faisait en sorte de rebondir, de vivre avec, de se contenter de petits moments heureux ; un mélange d’instinct de survie et de fatalité. Ils m’avaient accueillie avec mes casseroles, et continuaient à le faire. J’étais parmi eux et j’étais bien. Cependant, une part de moi aurait préféré se sentir moins à son aise ; la séparation allait être difficile, je le savais déjà. Autant il m’était nécessaire pour progresser dans ma vie à Paris d’être sûre que nous avions fait table rase du passé, autant il serait compliqué de penser à eux de loin. C’était l’effet pervers de ces retrouvailles. Judith me sortit de mes pensées :
— On file au pub après ?
— Si tu veux.
— Hors de question de rater une occasion de faire la fête avec toi ! Par contre, tu évites de finir comme la dernière fois.
— Si tu pouvais éviter de me rappeler cet épisode, ça m’arrangerait.
Sauf qu’au sourire vicieux qu’elle afficha, je compris qu’elle ne s’arrêterait pas là. Elle donna un coup de coude à Edward.
— Eh, frangin, tu te souviens quand on a dû la récupérer ?
Il marmonna dans sa barbe. Lui comme moi nous en souvenions parfaitement.
— Les enfants, racontez-nous, intervint Abby, excitée comme une puce.
— Diane ne tenait plus debout, Edward a filé une patate à un type qui louchait trop sur elle. Il a été obligé de la porter sur son épaule. C’était à mourir de rire, elle gesticulait dans tous les sens en braillant contre lui, et Edward ne bronchait pas, imperturbable.
Abby et Jack nous scrutèrent alternativement, et finirent par éclater de rire. Nous nous regardâmes, gênés dans un premier temps, avant de suivre le fou rire général.
— C’est quoi, filer une patate ? demanda Declan.
— C’est se battre, lui répondit Judith.
— Waouh, papa, tu t’es déjà battu ?
— Si ça n’était arrivé qu’une fois…, embraya Jack. Fiston, ton père se battait déjà à ton âge.
— Pourquoi tu lui racontes ça ? rétorqua Edward.
— Tu m’apprendras, papa ?
Le père et le fils se fixèrent. Pour la première fois, Edward eut un regard tendre envers Declan avant de se tourner vers sa sœur.
— Allez-y maintenant si vous voulez, je m’occupe de ranger ici.
Il se leva, passa la main dans les cheveux de son fils, et lui demanda de l’aider à débarrasser. Ce fut plus fort que moi, je les fixai jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans la cuisine. Judith se racla la gorge.
— Prête à faire la bringue ?
— C’est parti !
L’une après l’autre, nous embrassâmes Abby et Jack qui nous remercièrent mille fois pour la soirée. Edward et Declan sortirent de la cuisine, Judith alla les embrasser. Je me contentai de leur envoyer un signe de la main.
— Soyez prudentes, nous dit Edward.
— Tu n’auras pas besoin de te battre, lui répondis-je du tac au tac.
À l’instant même, je regrettai ma phrase.
Nous arrivâmes au pub en riant et en sautillant. En y pénétrant, je ne pus m’empêcher de penser à voix haute :
— Qu’est-ce qu’on est bien ici !
— Je savais que tu reviendrais, me taquina Judith.
Le barman nous fit de grands signes derrière le comptoir. Nous allâmes à sa rencontre, malgré le manque de place. L’affaire fut réglée en deux temps, trois mouvements ; il dégagea d’autorité deux clients pour nous libérer des tabourets. Sans nous consulter, il nous servit à chacune une pinte de Guinness. C’était l’ambiance pub du samedi avec un concert. Le groupe enchaînait les reprises pour le plaisir de tous. Nous nous joignîmes aux autres clients pour chanter à tue-tête. Je retrouvais cette ambiance que j’avais tant aimée… et dont je n’avais pas assez profité l’année précédente.
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