— Florence, c’est indécent. Levez-vous. Si on entrait… je serai déshonoré. Levez-vous.
— Vous me montrerez vos expériences ?
— Je… Oh !…
Il fallait céder.
— Tout. Je vais tout vous expliquer. Mais levez-vous.
— Je savais bien que vous étiez gentil, dit-elle en se levant.
— Tout de même, dis-je, vous abusez de la situation, reconnaissez-le.
J’avais la voix tremblante. Elle me tapota affectueusement l’épaule.
— Allez, Bob chéri. Soyez moderne.
Je m’empressai de me lancer dans la technique.
— Vous souvenez-vous des premiers cerveaux électroniques ? demandai-je.
— Ceux de 1950 ?
— Un peu avant, précisai-je. C’étaient des machines à calculer, assez ingénieuses d’ailleurs ; vous vous rappelez que, très vite, on les dota de tubes spéciaux qui leur permettaient d’emmagasiner diverses notions prêtes à servir ? les tubes-mémoire ?
– À l’école primaire, on sait ça, dit Florence.
— Vous vous rappelez qu’on perfectionna ce genre d’appareils jusque vers 1964, quand Rossler découvrit qu’un cerveau humain réel, convenablement monté dans un bain nutritif pouvait, sous certaines conditions, accomplir les mêmes fonctions sous un volume bien moindre ?
— Et je sais aussi qu’en 68 ce procédé fut à son tour supplanté par l’ultra-conjoncteur de Brenn et Renaud, dit Florence.
— Bon, répondis-je. Peu à peu, on conjugua ces diverses machines à tous les genres d’effecteurs possibles, « effecteurs » eux-mêmes dérivés des mille et un outils élaborés par l’homme au cours des âges, pour constituer la catégorie d’instruments que l’on nomme robots : Un point est resté commun à toutes ces machines. Pouvez-vous me dire lequel ?
Le professeur reprenait en moi le dessus.
— Vous avez de jolis yeux, répondit Florence. Ils sont jaune-vert avec une espèce d’étoile sur l’iris…
Je reculai.
— Florence ! m’écoutez-vous ?
— Je vous écoute très bien. Le point commun à toutes ces machines, c’est qu’elles n’opèrent que sur les données fournies à leurs opérateurs internes par les usagers. Une machine à qui l’on ne pose pas un problème défini reste incapable d’initiative.
— Et pourquoi n’a-t-on pas essayé de les doter d’une conscience et d’un raisonnement ? Parce qu’on s’est aperçu qu’il suffisait de les munir de quelques fonctions réflexes élémentaires pour qu’elles prennent des manies pires que celles des vieux savants. Achetez dans un bazar une petite tortue électronique de gosse, et vous verrez à quoi ressemblaient les premières machines électro-réflexes : irritables, fantasques…, douées en somme d’un caractère. On s’est donc désintéressé assez vite de ces sortes d’automates créés uniquement pour donner une illustration simple de certains fonctionnements mentaux, mais trop difficiles à vivre.
— Cher vieux Bob, dit Florence. J’adore vous entendre parler. Vous savez que vous êtes assommant. J’ai appris tout ça en onzième.
— Et vous, vous êtes insupportable, dis-je, sérieux.
Elle me regardait. Ma parole, elle se moquait de moi. J’ai honte à l’avouer mais j’aurais voulu qu’elle m’embrasse encore. Je repris, très vite pour cacher ma confusion.
— De plus en plus, on s’efforce maintenant d’introduire dans ces machines des circuits réflexes utilisables susceptibles d’agir sur les effecteurs les plus divers. Mais on n’a pas encore tenté de doter la machine d’une culture générale ; à vrai dire l’utilité ne s’en faisait pas sentir. Or il se trouve que le montage que m’a demandé le Bureau Central doit permettre à la machine de retenir dans son organe mémoriel un nombre de notions extrêmement élevé. En fait le modèle que vous voyez ici est destiné à acquérir l’ensemble des connaissances du grand mémento encyclopédique Larousse de 1978 en seize volumes. Il est presque purement intellectuel et possède des effecteurs simples lui permettant de se déplacer par ses propres moyens et de saisir les objets pour les identifier et les expliquer le cas échéant.
— Et qu’en fera-t-on ?
— C’est une machine administrative, Florence. Elle doit servir de Conseil protocolaire à l’ambassadeur de Flor-Fina qui s’installe le mois prochain à Paris à la suite de la Convention de Mexico. À chaque demande de renseignements de sa part, elle fournira à l’ambassadeur la réponse typique d’une culture française très étendue. En toute circonstance, elle lui indiquera la marche à suivre, lui expliquera de quoi il s’agit et comment se comporter, que ce soit à l’occasion du baptême d’un polymégatron ou d’un dîner chez l’empereur d’Eurasie ; depuis que le français a été adopté par décret mondial comme langue diplomatique de luxe, tout le monde veut être en état de faire parade d’une culture complète ; et cette machine sera donc particulièrement précieuse à un ambassadeur qui n’a guère le temps de s’instruire.
— Eh bien ! dit Florence. Vous allez faire ingurgiter à cette pauvre petite machine les seize gros volumes du Larousse ! Vous êtes un tortionnaire affreux.
— C’est nécessaire ! dis-je. Il faut qu’elle absorbe tout. Si on lui inculque une culture fragmentaire, elle acquerra vraisemblablement un caractère comme les anciennes tortues insuffisamment douées de sens. Et que sera ce caractère ? Impossible de le prévoir. Elle n’a une chance d’avoir un comportement équilibré que si elle sait tout. C’est à cette seule condition qu’elle peut rester objective et impartiale.
— Mais elle ne peut pas savoir tout, dit Florence.
— Il suffit, expliquai-je, qu’elle sache de tout en proportion équilibrée. Le Larousse nous donne une bonne approximation d’objectivité. C’est un exemple satisfaisant d’ouvrage écrit sans passion ; d’après mes calculs, nous devons aboutir à une machine parfaitement correcte, raisonnable et bien élevée.
— C’est merveilleux, dit Florence.
Elle avait l’air de se moquer de moi. Évidemment, certains de mes collègues résolvent des problèmes plus compliqués, mais tout de même, j’avais réalisé une bonne extrapolation de quelques systèmes assez imparfaits et ça méritait mieux que ce banal « c’est merveilleux ». Les femmes ne se doutent pas à quel point ces tâches ingrates et domestiques sont rebutantes.
— Comment ça marche ? demanda-t-elle.
— Oh, un système ordinaire, dis-je, un peu triste. Un vulgaire lectiscope. Il suffit de pousser le livre dans le tube d’entrée, et l’appareil lit et enregistre le tout. Ça n’a rien que de très courant. Une fois l’instruction assimilée, naturellement le lectiscope sera démonté.
— Faites-la marcher, Bob ! Je vous en prie !
— Je veux bien vous la montrer, dis-je, mais je n’ai pas les Larousse. Je les reçois demain soir. Je ne peux rien lui faire apprendre avant, ça lui fausserait son équilibre.
J’allai à la machine et branchai le circuit. Les lampes de contrôle s’allumèrent en un ruban discontinu de points rouges, verts et bleus. Un doux ronronnement s’élevait du circuit d’alimentation. Je me sentais, malgré tout, assez content de moi.
— On met le livre là, dis-je. On pousse ce levier et ça y est. Florence ! Qu’est-ce que vous faites ! Oh !…
J’essayai de rompre le contact mais Florence me retint.
— Ce n’est qu’un essai, Bob, on effacera !…
— Florence ! vous êtes impossible ! On ne peut pas effacer !
Elle avait jeté mon exemplaire de Toi et Moi dans le tube et tiré le levier. Maintenant, j’entendais le cliquetis serré du lectiscope à mesure que défilaient les pages. En quinze secondes ce fut fait. Le livre ressortit, assimilé, digéré et intact.
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