Le Major lâcha Jennifer. Il avala une longue lampée d’air et sa poitrine se dilata d’au moins un mètre vingt-cinq. Jennifer regardait Folubert avec surprise, ne sachant si elle devait remonter le devant de sa robe ou s’il était plus sage de laisser Folubert prendre des forces en contemplant ce spectacle. Elle se décida pour la seconde solution.
Folubert regarda Jennifer et hennit. Il piétina rapidement sur place et chargea le Major. Ce dernier, atteint au plexus solaire, au moment où il finissait de dilater son thorax, se plia en deux avec un bruit horrible. Il se redressa presque aussitôt, et Folubert en profita pour lui faire un coup de judo absolument classique, celui qui consiste à rabattre les oreilles sur les yeux du patient pendant qu’on lui souffle dans les trous de nez.
Le Major devint bleu clair et suffoqua. À ce moment, Folubert, dont l’amour et l’apéritif décuplaient les forces, introduisit sa tête entre les jambes du Major, le souleva et le précipita dans la rue, à travers les vitres du salon, par-dessus la table abondamment garnie.
Dans le salon, redevenu calme, de Léobille, il y eut un grand silence et Jennifer, sans remonter sa robe, tomba dans les bras de Folubert, qui s’écroula, car elle pesait dans les soixante kilos. Par bonheur, le fauteuil de cuir d’outre était derrière lui.
Quant au Major, son corps ondula rapidement dans l’air et, grâce à quelques rotations judicieuses, il parvint à se remettre d’aplomb ; mais il eut la malchance de tomber dans un taxi rouge et noir, à toit ouvrant qui l’emporta au loin avant qu’il ait le temps de s’en rendre compte.
Quand il s’en rendit compte, il fit sortir le chauffeur en le menaçant avec la dernière méchanceté et dirigea le taxi vers sa demeure, villa Cœur-de-Lion.
Et puis, sur la route, comme il ne voulait pas se tenir pour battu, il assassina, par écrasement, un vieux marchand de quatre-saisons, dont trois à la sauvette, heureusement.
Et, pendant tout le reste de la soirée, Folubert et Jennifer s’employèrent à recoudre la robe de cette dernière. Elle l’avait enlevée pour que ce soit plus commode, et Léobille, reconnaissant, leur prêta, pour l’occasion, sa propre chambre et le fer à repasser électrique en cloisonné chinois, qu’il tenait de sa mère, laquelle le tenait de sa grand-mère, et que, dans sa famille, on se repassait de génération en génération depuis la première Croisade.
LE VOYEUR [14] Publié en 1951. (Note ELG.)
Cette année-là, il semblait que les visiteurs eussent déserté Vallyeuse pour des stations plus fréquentées. La neige du petit chemin qui constitue l’unique voie d’accès du village restait vierge et les volets de l’« hôtel », si l’on peut décorer de ce nom le minuscule chalet de bois rouge dominant le Saut de l’Elfe, semblaient collés aux fenêtres.
En hiver, Vallyeuse était plongé dans un sommeil léthargique. Jamais on n’avait pu faire de cet endroit isolé une station à la mode : elle ne prenait pas. Quelques panneaux publicitaires, vestiges de ces tentatives de splendeur, souillèrent pendant un temps le paysage brutal et magnifique du Cirque des Trois-Sœurs ; mais l’attaque sournoise et inlassable des vents rudes et de la pluie qui délite, à la longue, les roches les plus compactes, en firent à nouveau des planches qui se couvrirent de mousse et s’intégrèrent au décor sauvage de la vallée. L’altitude du lieu devait décourager les plus endurcis ; aux autres, il n’offrait pas le confort facile des remonte-pente, des téléfériques et des palaces calculés pour l’exploitation raisonnée des portefeuilles. Le hameau de Vallyeuse lui-même égaillait ses quatre ou cinq maisons à six kilomètres du chalet, dans un recoin abrité de la montagne, si bien que les voyageurs qui s’arrêtaient à l’hôtel pouvaient se croire perdu aux confins du monde, sur une terre étrangère, et se montraient surpris, en entrant, de constater que l’hôtelier parlait, après tout, la même langue qu’eux. Parlait… si l’on peut dire… car cet homme taciturne, au visage tanné par les longues courses dans la neige, ne prononçait pas trois paroles dans la journée. Son accueil était d’ailleurs si réservé, son peu d’enthousiasme si perceptible à qui tentait de s’établir chez lui, que la solitude et le calme de l’endroit s’expliquaient aisément : seuls les vrais fanatiques pouvaient s’accommoder d’une réception aussi fraîche. Il est vrai que les pentes vertigineuses, récompense réservée aux persévérants et qu’on eût dit calculées tout exprès pour la vitesse, justifiaient cette persévérance et comblaient de leur neige parfaite les audacieux qui s’aventuraient aussi loin des lieux à la mode.
Jean aperçut l’hôtel du haut de la côte raide qu’il venait de gravir en soufflant sous les effets conjugués de ses skis, de la lourde valise et de l’altitude. C’était bien ce qu’on lui avait promis : le point de vue unique, la solitude, l’air acéré qui vous fouettait sauvagement malgré le soleil ruisselant de toutes parts. Il s’arrêta, s’essuya le front. Sans souci, du vent, il était nu jusqu’à la ceinture et sa peau se cuivrait aux rayons drus de la boule éblouissante. Il pressa le pas, voyant le but proche. Ses souliers s’enfonçaient profondément dans la neige, y imprimaient les dentelures de leurs semelles de caoutchouc. L’ombre, au fond des empreintes, était d’un bleu léger d’eau pâle. Une joie pétillante s’emparait de lui, la joie que l’on éprouve au contact d’une indiscutable pureté, la joie de tout ce blanc, de ce ciel plus bleu que les ciels de Méditerranée, de ces sapins lourds de sucre pailleté, et du chalet de bois rouge que l’on devinait chaud et confortable, avec une grande cheminée de pierre blanche où des bûches devaient brûler sans fumée, avec une flamme orange et dense.
À quelques mètres de l’hôtel, Jean fit halte, dénoua les manches de l’épais pull-over noué à sa ceinture et se rhabilla avant d’entrer. Puis, appuyant ses skis contre le mur de l’hôtel et laissant là sa valise, il gravit en trois pas les marches de bois donnant accès au chalet par une sorte de balcon, à un mètre du sol, qui faisait le tour de la construction.
Sans frapper, il leva le loquet de fer et entra.
Dans le chalet, il faisait sombre. Les fenêtres, assez petites pour diminuer l’action du froid laissaient pénétrer dans la pièce juste assez de lumière pour arracher, au passage, quelques éclats rutilant aux cuivres décorant les murs. Peu à peu, cependant, on se faisait à la presque obscurité ; mais chaque fois que l’on regardait au-dehors on clignait, ébloui par l’ardeur du soleil sur la nappe argentée de la neige et l’on avait peine à se réaccoutumer au calme un peu mystérieux de l’hôtel.
Une chaleur agréable régnait là ; une torpeur insidieuse s’emparait de vous, vous invitait à vous étendre dans un de ces grands fauteuils d’osier craquant, à prendre un de ces livres qui garnissaient des étagères à mi-hauteur de la pièce, à vous assoupir peu à peu parmi les craquements du sapin rouge et verni dont était lambrissée la pièce entière. Jean se détendait, conquis par l’atmosphère de cette salle basse aux poutres massives.
Il y eut un bruit de pas à l’étage supérieur, une dégringolade dans l’escalier sonore, des rires, et trois filles en tenue de ski passèrent en trombe devant lui, si vite qu’il eut à peine le temps de les regarder. Sous les capuchons de leurs anoraks noirs, leurs yeux luisaient d’un même éclat sain. Leur peau, lissée par le soleil, donnait envie d’y mordre. Toutes trois, dans leurs fuseaux noirs comme les anoraks, paraissaient flexibles et fermes comme de jeunes bêtes libres. Elles disparurent par la porte, refermée aussitôt qu’ouverte, et qui laissa aux yeux de Jean l’empreinte aveuglante de la neige inondée de soleil.
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