Et puis il a fallu se résoudre au départ.
— C’est à mon tour de venir, j’ai dit en la prenant dans mes bras à l’aéroport de Tunis.
— Ce serait bien…
— Je vais trouver une solution pour aller à Barcelone. Allah karim .
— Sahih . Je t’attends, alors.
— In cha’ Allah .
— In cha’ Allah .
Et je suis reparti, le cœur dans les godasses.
Le retour a été très dur, il a fallu que je mette les bouchées doubles au boulot parce que je n’avais pas réussi à tenir mon rythme de crevés ; je n’avais plus d’argent ; mes colocataires me sortaient par les yeux, ils étaient épuisants de connerie ; je comptais sur le Ramadan pour me remonter le moral, mais le jeûne, dans la chaleur et les longues journées d’été, était pénible et moi-même, au-delà des circonstances, j’avais du mal, dans la solitude, à retrouver le côté festif et spirituel qui aurait rendu supportable la faim et la soif ; je repensais sans cesse au Ramadan précédent, avec Bassam, le Cheikh Nouredine et les compagnons de la Pensée coranique, nos iftar dans le petit restaurant d’à côté, les lectures du Coran jusque tard dans la nuit et le goût d’enfance, le goût familier et familial qu’avait le mois du jeûne et qui me revenait certes maintenant, mais pour me plonger dans une triste mélancolie. Seul, l’ iftar n’était qu’un moment de tristesse et même si nous nous efforcions, avec mes terribles compagnons, d’être ensemble, les soupes lyophilisées, les boîtes de sardines ou les nouilles (sans mentionner leurs commentaires) ajoutaient à la tristesse. Puis je me plongeais seul dans mon Coran et mon Ibn Kathir, mais sans réussir à me concentrer, les noms des Poilus et les Mémoires de Casanova me dansaient devant les yeux — j’ai eu beau essayer de rompre le jeûne au restaurant et d’aller à la mosquée écouter les lectures, rien n’y a fait.
Au bout de deux semaines, j’ai arrêté de jeûner, furieux contre moi-même, mais tant pis, mieux valait ne pas faire semblant. Je passais plus de temps au bureau, parce que l’air conditionné était agréable pour travailler : chez moi, même torse nu, je suais sur mon clavier. J’imaginais mes combattants souffrir de la soif en été, dans les tranchées, la boue devait sécher et croûter, c’était saisissant le nombre de ces tués, ils avaient tous un nom, un lieu, parfois je consultais la base de données pour voir ceux qui étaient morts au même endroit, au fur et à mesure de la saisie on apercevait l’étendue de la catastrophe, Verdun, la Somme et le Chemin des Dames arrivaient en tête des massacres, du coup après le travail je regardais des documentaires à propos de la Première Guerre mondiale sur Internet : l’enfer des obus, la vie des tranchées, les décisions militaires terrifiantes de cynisme. Je reconstituais, avec les documents que nous numérisions, la campagne de Belkacem ben Moulloub et de bien d’autres : Journal de marche et d’opérations du 3 erégiment de tirailleurs algériens, novembre 1914. 5 novembre 14 : À 1 heure attaque allemande sur le front des sections les plus avancées. Cette attaque a été arrêtée par notre feu. À 6 heures violente attaque allemande sur tout le front du 2 ebataillon. Celui-ci a presque brûlé toutes ses cartouches, il se replie mais se cramponne dans les anciennes tranchées le long de la route occupées par lui le 3. Le 3 ebataillon s’installe dans ses boyaux de communication face au nord. La 12 ecompagnie est envoyée en renfort mais ne peut enrayer totalement le mouvement de repli. Lutte ardente toute la journée. Les renforts qui lui sont envoyés arrivent trop tard : l’ennemi a vu le point faible et a attaqué avec des forces très supérieures. Mais l’Allemand n’a pu franchir le canal de l’Yser. 6 novembre 14 : à 5 heures violente fusillade sur toute la ligne accompagnée d’une violente canonnade. Pas de mouvements de troupes. La 9 ecompagnie a trois tués par des feux d’enfilades , et parmi eux Belkacem, il ne verra pas la fin de la guerre, il ne rentrera pas à Constantine.
J’ai reçu un deuxième message de Bassam, j’étais maintenant absolument sûr qu’il s’agissait bien de lui :
Ramadan karim, Lakhdar khouya ! Ici on souffre, mais on tient bon.
Le mail était envoyé d’une boîte aux lettres tout aussi étrange, mais différente, un Robert Smith ou quelque chose du genre.
Toujours mystérieux.
Parfois, pour me changer les idées, tard le soir, j’allais me baigner sur une des plages de l’autre côté de l’aéroport ; l’Atlantique était froid et agité, c’était agréable, je pensais fort à Judit et je rêvais qu’elle venait me rejoindre à l’improviste, ou que je partais la retrouver. Elle était en vacances quelque part en Espagne avec ses parents, et n’écrivait pas beaucoup, seulement un mot de temps en temps, depuis son téléphone. J’avais peur qu’elle m’abandonne, qu’elle se lasse ou qu’elle rencontre quelqu’un d’autre.
Il fallait que je parte. Tanger me sortait par les yeux.
J’avais décidé d’en parler à M. Bourrelier, il aurait peut-être une idée — après tout, entre amateurs de polars, il faut s’entraider. Je lui ai demandé si par hasard il ne pouvait pas m’obtenir un travail dans son entreprise en France. Il a ouvert de grands yeux : en France ! Mais justement, si on est implantés ici c’est pour que ça coûte moins cher, pas pour envoyer les travailleurs en France ! En plus, elle n’est pas en Espagne, ta copine ? (Il s’était remis à me tutoyer quand nous étions seuls.) J’ai acquiescé, en disant que je ne parlais pas trop bien l’espagnol, et que de toute façon, avec un visa Schengen, on pouvait aller partout.
— Pas de chance, il m’a dit, si vous aviez fait la Révolution au Maroc, vous auriez pu débarquer par milliers à Ceuta ou à Tarifa comme les Tunisiens à Lampedusa. Ensuite Zapatero vous aurait filé des papiers pour vous envoyer vers le nord, en cadeau à Sarkozy, comme Berlusconi… C’est dommage…
Ça le faisait marrer, le salaud.
— Effectivement, ça aurait été une bonne solution. Mais la Révolution est finie ici. La Réforme de la Constitution est adoptée, et les élections vont avoir lieu pour élire un nouveau gouvernement.
— Et tu es content ?
— Je ne sais pas. Tout ce que je veux, c’est être libre de voyager, de gagner de l’argent, de me promener tranquillement avec ma copine, de baiser si j’en ai envie, de prier si j’en ai envie, de pécher si j’en ai envie et de lire des romans policiers si ça me chante sans que personne n’y trouve rien à redire à part Dieu lui-même. Et ça, ça va pas changer tout de suite, j’ai dit.
Il m’a regardé avec un air grave ; tout d’un coup j’ai eu l’impression qu’il me prenait au sérieux.
— Oui, pour ça, c’est pas gagné.
— Tous les jeunes sont comme moi, j’ai ajouté. Je me sentais soudainement en verve. Les Islamistes sont de vieux conservateurs qui nous volent notre religion alors qu’elle devrait appartenir à tous. Ils ne proposent qu’interdictions et répression. La gauche arabe, ce sont de vieux syndicalistes qui sont toujours en retard d’une grève. Qui est-ce qui va me représenter, moi ?
Jean-François avait soudain les yeux ailleurs.
— Tu sais, en France, je ne suis pas sûr qu’on soit mieux lotis sur le plan politique. En plus, avec la crise…
Il a eu l’air de réfléchir un moment.
— Écoute, pour ton projet de voyage, j’ai peut-être une idée. Je ne te promets rien, mais je connais très bien un des directeurs de la Comarit. Ils ont des lignes pour l’Espagne, mais aussi pour la France. Au moins, tu pourrais voir du pays. Ça m’ennuierait de te perdre, mais bon, si ce que tu veux c’est bourlinguer, ici, à part dans les livres, tu ne vas pas voyager beaucoup.
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