Selon le dossier, Bernier avait pris un vol vers Londres le 18 mars 1968 au matin, en provenance de Vienne, pour brouiller les pistes. Il y avait donc un trou de six jours dans le dossier. Où était passé Bernier durant ces six jours ?
Le second mot, Maybe, était resté une énigme.
La salle 915 regroupait des œuvres contemporaines. C’était l’une des moins spacieuses du musée. De forme rectangulaire, elle était parcourue sur sa longueur par une verrière dont les stores étaient baissés pour protéger les œuvres des rayons du soleil.
Dominique repéra la toile au premier coup d’œil.
René se trouvait sur un panneau latéral, à la droite de deux œuvres signées Andy Warhol. Le tableau mesurait trois mètres de haut sur deux de large.
Dominique s’avança, incrédule.
Le portrait semblait en tout point être une photographie. Même lorsqu’il fut à quelques centimètres de la toile, il eut du mal à imaginer qu’il s’agissait d’une peinture. Chaque détail était restitué de manière saisissante, depuis les mèches de cheveux jusqu’aux plis du col en passant par le reflet du flash que l’on pouvait discerner dans les pupilles de l’homme.
Plus étonnant que la technique, il avait devant lui Jacques Bernier, plus jeune, mais parfaitement reconnaissable.
Sur le portrait, il avait la bouche entrouverte et le regard halluciné, ce qui lui donnait quelque peu l’apparence d’un déséquilibré.
Un panonceau donnait quelques indications sur l’œuvre.
Andrew Fink. American, born 1940
René, 1969-70
Acrylic on canvas
Private collection, New York
— Bienvenue au Andy’s Corner.
Dominique fit volte-face.
Un homme longiligne lui souriait.
Il portait une barbe et de longs cheveux blancs-roux. La pâleur de son visage tranchait avec son ample chemise rouge. Un large short kaki laissait apparaître des jambes décharnées. Il était chaussé de sandales Birkenstock et tenait un sac à dos à bout de bras.
Dominique sourit à son tour.
— Vous êtes Andrew Fink ?
— Et vous êtes Dominique ?
— Oui. Votre français est impeccable.
— Vous voulez dire que je parle mieux que j’écris ?
— Vous écrivez sans accent, en tout cas.
— Les claviers américains n’en ont pas et le français est le plus grand snobisme des artistes newyorkais.
Dominique éclata de rire.
— Je suis content de faire votre connaissance.
Andrew Fink lui serra la main et fit un geste en direction de son œuvre.
— Ainsi, vous avez connu René ?
— Oui, c’était un de mes amis.
— Venez vous asseoir.
Ils prirent place sur la banquette placée en face d’un autoportrait d’Andy Warhol.
Fink examina Dominique de pied en cap.
— So, vous êtes venu de Bruxelles pour me parler de René ?
— Cela faisait longtemps que je rêvais de venir à New York. J’ai profité de cette opportunité.
— Je vois. Qu’est-ce que vous aimeriez savoir ?
— Comme je vous l’ai écrit, René était l’un de mes patients. Il était tétraplégique et ne pouvait s’exprimer que par le mouvement des paupières. Peu avant sa mort, il m’a communiqué votre nom. J’ai appris que vous l’aviez connu lorsque vous étiez à Montreux, mais je n’ai pas compris pourquoi il m’a donné votre nom.
Le peintre inspira longuement.
— C’est une vieille histoire. J’ai connu René il y a plus de quarante ans. À cette époque, je pensais que j’allais devenir riche et célèbre. J’étais le chef de file du courant hyperréaliste américain. Je pensais que notre art serait reconnu et éternel. Nous avons eu notre heure de gloire. Durant un an ou deux, on ne parlait que de nous, mais on nous a aussi vite oubliés. Nous avons eu la carrière des chanteurs de variétés. Un ou deux tubes et puis fini. Sauf que pour écrire une chansonnette il ne faut que quelques heures, mais pour peindre une toile telle que celle-là il faut des mois.
Dominique prit l’air désolé.
— C’est très impressionnant. Je n’ai jamais rien vu de tel.
— Les critiques nous ont tués. Nous n’avions pas de manifeste, la majorité d’entre nous ne se connaissaient pas, nous nous limitions à dresser un constat froid et une représentation mécanique de l’environnement, sans analyse subjective.
Il frappa dans ses mains comme s’il voulait chasser cette pensée de son esprit.
— C’est le passé ! Parlons de René.
— Vous habitiez ensemble ?
— Non, pas à Montreux en tout cas. Il a partagé mon appartement à Vienne pendant très peu de temps. Je me souviens de peu de choses à son sujet. C’était un garçon secret. Il parlait peu, ne se confiait pas facilement. J’ai tenté plusieurs fois de connaître son parcours, mais son récit changeait à chaque fois. Parfois, il semblait ignorer jusqu’à son nom.
Il fit une courte pause.
— De vous à moi, je pense qu’il n’était pas tout à fait normal, mais je l’aimais bien, il était gentil. Nous ne nous voyions qu’une fois ou deux par semaine. Nous buvions des bières et fumions de l’herbe. Je lui parlais de mon art. Parfois, il me parlait de rock ou de littérature, quand il avait beaucoup bu. Un jour, il est parti et je ne l’ai jamais revu.
— Alors, pourquoi votre nom ?
Fink parut embarrassé.
— Avant de s’en aller, il m’a laissé quelque chose.
— Quelque chose ? Quoi ?
— C’est loin tout ça, mais une promesse est une promesse et je tiens toujours les miennes.
— Que voulez-vous dire ?
Fink le fixa sans sourciller.
— Je dois vous poser une question et vous n’avez droit qu’à une seule réponse.
Dominique écarquilla les yeux.
— Bien, dans ce cas, je vous écoute.
— Quel a été le premier rock ?
Dominique s’esclaffa.
— Quoi !? Vous me demandez à moi quel a été le premier rock ? Et je n’ai droit qu’à une réponse ? Je n’en sais rien, moi, quel a été le premier rock !
Fink continuait à le fixer.
Dominique lut dans ses yeux qu’il était sérieux.
Il était désemparé et s’apprêtait à déclarer forfait quand la réponse lui apparut telle une révélation.
— Je crois que je sais.
— Je vous écoute.
— Ce n’est peut-être pas le titre complet, mais je pense que ça commence par Maybe.
Fink sourit.
— Je vous crois. Comme vous, je n’y connais rien en rock, mais je ne pouvais remettre cet objet qu’à cette condition, un mot de passe en quelque sorte. Maybellenne , de Chuck Berry. J’y ai encore pensé récemment, il est passé à la télévision pour annoncer sa nouvelle tournée.
Il se pencha et empoigna le sac à dos. Il le déposa sur ses genoux, l’ouvrit et en sortit plusieurs cahiers d’écolier reliés par une large bande élastique.
— Voilà de quoi il s’agit.
Il les tendit à Dominique.
— Il n’a pas précisé s’il m’autorisait à les lire, mais je suis curieux, je l’ai fait, enfin, j’ai tenté de le faire. Ce qui est écrit là-dedans est très confus.
Dominique ôta l’élastique et ouvrit l’un des cahiers.
Les pages étaient remplies d’une écriture serrée ponctuée de nombreuses ratures. Il feuilleta le cahier. L’écriture changeait à chaque page, elle était une fois rectiligne, une fois penchée à droite ou à gauche et la taille des lettres variait. Sur certains feuillets, seuls quelques mots étaient écrits en lettres géantes. En plus des ratures, les pages étaient chargées de dessins, de chiffres, de schémas ou de mots rajoutés en rouge dans la marge.
Fink soupira.
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