Hormis le froid qui me glaçait les sangs, j’étais libre, je retrouvais le goût de vivre. Ces moments passés avec Roger et Jonathan m’ont redonné une part d’humanité.
Une nuit de décembre, vers la fin de mon séjour, une bande de gros bras a débarqué sous le pont. Nous pensions qu’il s’agissait d’un racket ou d’une descente de flics en civil. Les malabars nous ont dévisagés et ont inspecté les lieux. Quelques instants plus tard, un gamin en jean, sweat et bonnet les a rejoints.
Roger et Jonathan n’en croyaient pas leurs yeux. Ils m’ont soufflé à l’oreille que c’était le prince William. J’ai cru à un nouveau canular de leur part. Leur futur roi venait s’encanailler sous les ponts de Londres. Le gamin a passé une nuit blanche, il faisait moins quatre et il était mort de froid.
Après le Nouvel An, je leur ai dit que ma mère était malade et que je voulais rentrer à Bruxelles. Ils ont paru surpris, mais ils ne m’ont pas posé de questions. Quelques jours plus tard, ils m’ont présenté Looping.
Looping était petit, chauve, tatoué des pieds à la tête. Il venait d’Aberdeen et connaissait les bons filons pour faire la traversée. Il était étonné par ma demande. Généralement, ses missions consistaient à faire passer des gars de France vers l’Angleterre, personne ne lui demandait de faire le chemin inverse.
Dans un premier temps, il m’a dit qu’il suffisait de prendre le train, mais il a vite compris que je n’étais pas en règle.
J’avais mis un peu d’argent de côté, mais cela ne suffisait pas. Roger a parlementé avec lui. Je ne sais ce qu’ils ont négocié, mais Looping a marqué son accord.
J’ai attendu quelques semaines. Un matin, Looping est venu me chercher. Nous sommes allés à Victoria. De là, nous avons pris un bus et sommes descendus dans un petit village. Nous nous sommes rendus dans un hangar où un homme nous attendait. Il m’a fait monter dans la remorque d’un camion en partance pour Douvres. Le chauffeur semblait au courant, même s’il n’a pas eu un regard pour moi.
Arrivé à Douvres, j’ai dû prendre mon mal en patience, je ne devais pas sortir de la remorque. La traversée a duré plusieurs heures. Arrivé à Calais, j’ai été pris en charge par un jeune gars à moto qui roulait des épaules. Il m’a emmené à la gare. Malgré son aspect rébarbatif, il était plus ouvert que le camionneur.
J’avais gardé quelques billets, je lui expliqué ce que je voulais. Dans la gare, il m’a aidé à trouver le numéro de téléphone du cimetière. Il a pris patience pendant mes appels répétés et n’a pas semblé agacé par ma difficulté à me faire comprendre.
La nuit venue, il m’a convoyé jusqu’à un wagon de marchandises à destination de Bruxelles. Il avait un passe-partout qui ouvrait les portes métalliques. Avant de me quitter, il m’a donné une bouteille de gnôle, pour me tenir compagnie. Je l’ai remercié et me suis dissimulé derrière une pile de caisses.
Quand le train s’est arrêté, j’ai attendu une heure ou deux, comme il me l’avait conseillé.
Je suis sorti du wagon, j’avais terminé la bouteille et j’étais ivre. J’ai remonté les voies en direction de la gare. La Tour du Midi se dressait derrière les murs noircis et les façades décrépies. J’avais assisté au début de sa construction, peu avant mon départ.
Le soir tombait. Le ciel était chargé. La pluie menaçait.
Après quarante-cinq années d’errance, j’étais de retour chez moi.
96
Le mot devait être complété
Bernier semblait ne pas avoir entendu.
Dominique lui prit la main et répéta, en parlant doucement.
— Mon ami, il faut que je te parle.
L’homme continuait de regarder droit devant lui.
— Tu vas recevoir la visite de quelqu’un qui te connaît.
Dominique était persuadé que l’homme captait ses paroles, il laissa l’information suivre son cheminement.
X Midi battit plusieurs fois des paupières et parut s’éveiller.
— Le docteur Taylor viendra ici ce matin. Tu le connais. Il nous a dit qu’il t’avait soigné jusqu’à l’été 2009.
X Midi sembla fouiller son passé. Ses yeux s’agrandirent brusquement et Dominique décela un début d’affolement.
La sueur perlait à ses tempes. Après un moment, l’homme s’apaisa quelque peu.
Il dévisagea Dominique, puis fixa l’armoire.
Dominique réagit aussitôt.
— Tu veux me parler ?
L’homme acquiesça.
Dominique ouvrit l’armoire, s’empara de l’abécédaire et le plaça devant lui.
Il entama l’énoncé des voyelles et des consonnes en se forçant à contenir son impatience.
Bernier semblait hésiter. Dominique parcourut l’abécédaire dans sa totalité sans qu’aucune lettre ne soit retenue.
Dominique reprit la série depuis le début.
— Prends ton temps, Jacques. Je vais reprendre lentement, je te demanderai de confirmer chaque lettre.
Cette fois, l’homme retint la lettre F.
Vinrent ensuite le I, le N et le K.
— F I N K ? C’est ton premier mot ?
Il cligna pour confirmer. Il semblait épuisé.
— Tu veux arrêter ?
L’homme refusa. Il souhaitait poursuivre.
M.
Il ferma les yeux et fit une longue pause.
— On continue ?
A.
Y.
Il transpirait de plus en plus. La sueur coulait dans son cou malgré les efforts de Dominique pour l’éponger.
— M A Y ? Tu veux arrêter ?
L’homme répondit par la négative.
B.
E.
— MAYBE ?
L’homme ferma les yeux.
Dominique en resta là.
Il ignorait s’il en avait terminé ou si le mot devait être complété.
Il ne m’a jamais soigné. Il ne m’a jamais adressé la parole. Il traversait la cour, droit comme un I, sans un regard pour personne. S’il ne craignait d’être inquiété, il aurait ordonné ma mort, sans remords ni regret.
La vérité tient à présent dans ces deux mots que je ne suis pas parvenu à compléter. Ma route s’arrête ici, mon voyage touche à sa fin. J’ai échoué.
Sans ce bolide qui roulait à contresens, j’aurais pu atteindre mon objectif. Tout aurait été différent.
Je serais allé voir ma mère au cimetière et elle m’aurait pardonné.
J’aurais revu mon frère, je lui aurais dit que je l’aimais. Je l’aurais pris dans mes bras comme Birkin me l’avait appris. Je lui aurais demandé de me pardonner pour le mutisme dans lequel je m’étais trop souvent réfugié et il m’aurait pardonné. Il m’aurait raconté sa vie et je lui aurais raconté une partie de la mienne. Nous aurions échangé nos souvenirs d’enfance. Il m’aurait parlé des bêtes féroces qui se terraient sous mon lit, je lui aurais rappelé les magazines de charme qu’il parcourait sous la couette. Nous aurions évoqué le défilé des gendarmes, la camionnette du vendeur de soupe et le cheval du boulanger. Je lui aurais parlé de mes crayons de couleur et du sourire de notre mère. Nous aurions ri de notre folle après-midi de rock, des colères froides de mon père et de mes propos décousus.
Ensuite, je me serais rendu à la justice. J’aurais avoué mes crimes. Peut-être serais-je allé confesser mes péchés. Debout devant Dieu et les Hommes, j’aurais assumé mes responsabilités et expié mes fautes.
J’aurais repris la lecture. J’aurais rattrapé le retard, j’aurais relu les classiques et découvert de nouveaux chefs-d’œuvre. J’aurais écouté mes vieux morceaux de rock et ressassé mes souvenirs.
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