Elle approuva d’un mouvement de tête.
La seconde femme jeta un coup d’œil au patient et baissa le ton.
— Il faut que je vous parle, Monsieur.
Le médecin suivit la direction de son regard et prit l’air surpris.
— Vous le connaissez ?
La veille, deux policiers étaient venus prélever les empreintes de l’inconnu. Ils avaient également pris quelques photos dans l’espoir de pouvoir l’identifier. Jusque-là, aucune famille ne s’était manifestée pour signaler la disparition de quelqu’un répondant à son signalement.
L’infirmière esquissa un maigre sourire.
— Non, ce n’est pas ça.
Il la prit à part.
— Je vous écoute.
— Avant d’entrer ici, j’ai travaillé à César De Paepe pendant trois ans. Pendant l’hiver, ils organisaient un service de soins pour les SDF. Le soir, les sans-abri pouvaient recevoir des soins gratuitement. J’ai été plusieurs fois affectée à ce service.
— J’en ai entendu parler.
— Les hommes que j’ai soignés là-bas présentaient des caractéristiques similaires. Quel que soit leur âge ou leur état de santé général, ils avaient les dents gâtées et les ongles des pieds en très mauvais état. Ils développaient une sorte de seconde peau sur tout le corps. Il fallait les laver quatre ou cinq fois pour avoir un début de résultat. En plus, ils présentaient des symptômes liés aux carences vitaminiques. Un autre indicateur nous permettait de repérer les SDF de longue durée.
Elle s’arrêta, chercha ses mots.
Le médecin intervint.
— L’hygiène intime ?
Elle acquiesça.
— Oui, les SDF perdent les réflexes élémentaires d’hygiène intime.
— Qu’est-ce que vous en concluez ?
— Malgré les apparences, je suis sûre que cet homme n’est pas un sans-abri.
Hiroshima.
Ma mère disait que ma naissance avait mis fin à la guerre. Elle disait cela en souriant. J’étais assis dans la cuisine. Je la regardais. Je ne savais pas ce que ces mots voulaient dire. Sans doute étais-je heureux.
Elle préparait le repas, se séchait les mains sur son tablier et me souriait de plus belle.
Je suis né le 6 août 1945.
Plus tard, j’ai appris que ce jour-là, Little Boy avait tué près de cent mille personnes. Cent mille innocents, assassinés, massacrés, brûlés vifs en l’espace de quelques minutes pendant que je sortais du ventre de ma mère. Je n’ai jamais compris que quiconque ait pu se réjouir d’une telle ignominie. Je ne suis jamais parvenu à entrevoir les perspectives optimistes qui étaient liées à cet événement, mais seulement le tribut expiatoire qui en résultait.
De mon enfance, je ne conserve que des impressions diffuses et quelques souvenirs aux contours incertains. De temps à autre des images, des odeurs ou des sensations surgissent du trou noir qui a comblé ma vie.
L’espace d’un instant, elles émergent, gesticulent. Je les perçois avec une acuité saisissante. Je pourrais en décrire chaque détail.
Ensuite, elles s’éloignent. Certaines reviennent pour me harceler, m’ensorceler ou m’émouvoir. D’autres agissent tel un flash, elles m’éblouissent et disparaissent à tout jamais. Des pans entiers de ma vie se sont ainsi estompés dans les miasmes du temps.
Il faisait chaud. Peut-être était-ce la chaleur qui émanait de ma mère qui me laisse cette impression ? La radio diffusait de la musique classique. Les choses semblaient simples, la réalité était accessible.
Nous habitions dans un petit appartement situé au-dessus d’un garage, dans l’avenue de la Couronne, non loin de la caserne de la gendarmerie.
J’étais assis dans la cuisine, je dessinais des mondes nouveaux à l’aide de mes crayons de couleur. Avec mes camions Dinky Toys, mon Meccano et le jeu de cartes que j’avais gagné à la tombola, ils formaient l’ensemble de mes jouets, mon univers.
Le passage de la cavalerie constituait la principale attraction de la journée. Dès que j’entendais le bruit des fers sur les pavés, je me ruais à la fenêtre. Tout le monde en faisait autant. Les voisins apparaissaient aux balcons et aux fenêtres.
Nous regardions les escadrons. Les chevaux marchaient au pas, à deux, trois, ou cinq de front. Les voitures se rangeaient pour les laisser passer.
Les gens avaient le temps.
Les jours de pluie, les cavaliers étaient couverts d’un long manteau qui se déployait sur la croupe du cheval. Parfois, ils défilaient dans leur tenue d’apparat. Ils avaient une sacrée allure avec leur étendard et leur bonnet à poils noir.
Personne ne semblait importuné par les monceaux d’excréments que les chevaux abandonnaient derrière eux.
Lorsqu’ils partaient encadrer une manifestation au centre-ville, les gendarmes s’équipaient d’un casque et d’une longue matraque.
En fin de matinée, je guettais l’arrivée de la carriole verte de l’Union économique. Ma mère et moi descendions pour acheter le pain du jour. Je m’approchais du cheval, mais n’osais le caresser. Il portait des œillères. Je me penchais et tentais en vain de capter son regard. Il me faisait peur.
Vers midi, nous entendions la cloche du marchand de soupe. Je courais à la fenêtre et regardais les gens s’affairer à l’arrière de la camionnette, une casserole à la main. Dès qu’ils avaient disparu, je retournais dans la cuisine.
Je m’asseyais et je regardais ma mère aller et venir. Je garde la sensation d’avoir passé mon enfance à contempler ma mère dans la cuisine.
Les après-midi, je faisais un somme. Je m’allongeais sur mon lit, ma mère tirait les tentures. Je m’endormais aussitôt.
Le grésillement du moulin me réveillait. L’arôme du café emplissait mes narines. Je me levais et allais rejoindre ma mère. Une tranche de pain beurrée, couverte de sirop de Liège m’attendait. Je l’avalais goulûment.
Une fois par semaine, le vendredi, elle cirait le parquet. Elle étendait la cire, la laissait reposer, puis polissait le bois avec une lustreuse manuelle qui pesait une tonne. L’odeur de la cire d’abeille me renvoie à ces vendredis heureux. J’étais bien. Le temps prenait son temps.
Ma mère m’aimait. Je pense qu’elle a été la seule femme qui m’ait aimé, avec Mary, sans doute. Mon père rentrait tard, bien après que mon frère aîné était revenu de l’école. Mon frère s’amusait à me terroriser. Il disait que des bêtes féroces et des extraterrestres se cachaient sous mon lit et attendaient la nuit pour m’attaquer.
Quand mon père arrivait, il sentait la bière et le tabac. Je devais m’éclipser dans ma chambre. Il était de mauvaise humeur. Il avait eu une sale journée. Il descendait chercher un sac de charbon à la cave et chargeait la chaudière. Ensuite, il disait à ma mère qu’il voulait une bière et qu’il fallait que les moutards lui fichent la paix.
Ma mère obtempérait.
Mon père était rarement de bonne humeur. Quand cela lui arrivait, il pinçait les fesses de ma mère, ou il passait derrière elle, se collait contre elle et lui attrapait les seins. Ma mère riait, prenait un air faussement offusqué, mais je voyais que cela ne lui plaisait pas.
Je ne sais pourquoi, ce geste me dérangeait. Je disparaissais dans la chambre. Je fulminais. J’aurais aimé pouvoir le défier, mais je ne disais rien.
Un jour, la terre a tremblé sous mes pieds.
C’était la fin de l’été. Ma mère m’a annoncé que je devais aller à l’école le lendemain. C’était une bonne nouvelle, j’allais apprendre un tas de choses.
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