« Pauvre Bernard — non pire qu'un autre ! Mais le désir transforme l'être qui nous approche en un monstre qui ne lui ressemble pas. Rien ne nous sépare plus de notre complice que son délire : j'ai toujours vu Bernard s'enfoncer dans le plaisir — et moi, je faisais la morte, comme si ce fou, cet épileptique, au moindre geste eût risqué de m'étrangler. Le plus souvent, au bord de sa dernière joie, il découvrait soudain sa solitude ; le morne acharnement s'interrompait. Bernard revenait sur ses pas et me retrouvait comme sur une plage où j'eusse été rejetée, les dents serrées, froide. »
Une seule lettre d'Anne : la petite n'aimait guère écrire — mais, par miracle, il n'en était pas une ligne qui ne plût à Thérèse : une lettre exprime bien moins nos sentiments réels que ceux qu'il faut que nous éprouvions pour qu'elle soit lue avec joie. Anne se plaignait de ne pouvoir aller du côté de Vilméja depuis l'arrivée du fils Azévédo ; elle avait vu de loin sa chaise longue dans les fougères ; les phtisiques lui faisaient horreur.
Thérèse relisait souvent ces pages et n'en attendait point d'autres. Aussi fut-elle, à l'heure du courrier, fort surprise (le matin qui suivit cette soirée interrompue au music-hall) de reconnaître sur trois enveloppes l'écriture d'Anne de la Trave. Diverses « postes restantes » leur avaient fait parvenir à Paris ce paquet de lettres, car ils avaient brûlé plusieurs étapes : « pressés, disait Bernard, de retrouver leur nid » — mais au vrai parce qu'ils n'en pouvaient plus d'être ensemble : lui périssait d'ennui loin de ses fusils, de ses chiens, de l'auberge où le Picon grenadine a un goût qu'il n'a pas ailleurs ; et puis cette femme si froide, si moqueuse, qui ne montre jamais son plaisir, qui n'aime pas causer de ce qui est intéressant !… Pour Thérèse, elle souhaitait de rentrer à Saint-Clair comme une déportée qui s'ennuie dans un cachot provisoire est curieuse de connaître l'île où doit se consumer ce qui lui reste de vie. Thérèse avait déchiffré avec soin la date imprimée sur chacune des trois enveloppes ; et déjà elle ouvrait la plus ancienne, lorsque Bernard poussa une exclamation, cria quelques paroles dont elle ne comprit pas le sens, car la fenêtre était ouverte et les autobus changeaient de vitesse à ce carrefour. Il s'était interrompu de se raser pour lire une lettre de sa mère. Thérèse voit encore le gilet de cellular, les bras nus musculeux ; cette peau blême et soudain le rouge cru du cou et de la face. Déjà régnait, en ce matin de juillet, une chaleur sulfureuse ; le soleil enfumé rendait plus sales, au-delà du balcon, les façades mortes. Il s'était rapproché de Thérèse ; il criait : « Celle-là est trop forte ! Eh bien ! ton amie Anne, elle va fort. Qui aurait dit que ma petite sœur… »
Et comme Thérèse l'interrogeait du regard :
— Crois-tu qu'elle s'est amourachée du fils Azévédo ? Oui, parfaitement : cette espèce de phtisique pour lequel ils avaient fait agrandir Vilméja… Mais si : ça a l'air très sérieux… Elle dit qu'elle tiendra jusqu'à sa majorité… Maman écrit qu'elle est complètement folle. Pourvu que les Deguilhem ne le sachent pas ! Le petit Deguilhem serait capable de ne pas faire sa demande. Tu as des lettres d'elle ? Enfin, nous allons savoir… Mais ouvre-les donc.
— Je veux les lire dans l'ordre. D'ailleurs, je ne saurais te les montrer.
Il la reconnaissait bien là ; elle compliquait toujours tout. Enfin l'essentiel était qu'elle ramenât la petite à la raison :
— Mes parents comptent sur toi : tu peux tout sur elle… si… si !… Ils t'attendent comme leur salut.
Pendant qu'elle s'habillait, il allait lancer un télégramme et retenir deux places dans le sud-express. Elle pouvait commencer à garnir le fond des malles :
— Qu'est-ce que tu attends pour lire les lettres de la petite ?
— Que tu ne sois plus là.
Longtemps après qu'il eut refermé la porte, Thérèse était demeurée étendue, fumant des cigarettes, les yeux sur les grandes lettres d'or noirci, fixées au balcon d'en face ; puis elle avait déchiré la première enveloppe. Non, non ; ce n'était pas cette chère petite idiote, ce ne pouvait être cette couventine à l'esprit court qui avait inventé ces paroles de feu. Ce ne pouvait être de ce cœur sec — car elle avait le cœur sec : Thérèse le savait peut-être ! — qu'avait jailli ce cantique des cantiques, cette longue plainte heureuse d'une femme possédée, d'une chair presque morte de joie, dès la première atteinte :
… Lorsque je l'ai rencontré, je ne pouvais croire que ce fût lui : il jouait à courir avec le chien en poussant des cris. Comment aurais-je pu imaginer que c'était ce grand malade… mais il n'est pas malade : on prend seulement des précautions à cause des malheurs qu'il y a eu dans sa famille. Il n'est pas même frêle — mince plutôt ; et puis habitué à être gâté, dorloté… Tu ne me reconnaîtrais pas : c'est moi qui vais chercher sa pèlerine, dès que la chaleur tombe…
Si Bernard était rentré à cette minute dans la chambre, il se fût aperçu que cette femme assise sur le lit n'était pas sa femme, mais un être inconnu de lui, une créature étrangère et sans nom. Elle jeta sa cigarette, déchira une seconde enveloppe :
… J'attendrai le temps qu'il faudra ; aucune résistance ne me fait peur ; mon amour ne le sent même pas. Ils me retiennent à Saint-Clair, mais Argelouse n'est pas si éloigné que Jean et moi ne puissions nous rejoindre. Tu te rap pelles la palombière ? C'est toi, ma chérie, qui as d'avance choisi les lieux où je devais connaître une joie telle… Oh ! surtout ne va pas croire que nous fassions rien de mal. Il est si délicat ! Tu n'as aucune idée d'un garçon de cette espèce. Il a beaucoup étudié, beaucoup lu, comme toi : mais chez un jeune homme, ça ne m'agace pas, et je n'ai jamais songé à le taquiner. Que ne donnerais-je pour être aussi savante que tu l'es ! Chérie, quel est donc ce bonheur que tu possèdes aujourd'hui et que je ne connais pas encore, pour que la seule approche en soit un tel délice ? Lorsque dans la cabane des palombes, où tu voulais toujours que nous emportions notre goûter, je demeure auprès de lui, je sens le bonheur en moi, pareil à quelque chose que je pourrais toucher. Je me dis qu'il existe pourtant une joie au-delà de cette joie ; et quand Jean s'éloigne, tout pâle, le souvenir de nos caresses, l'attente de ce qui va être le lendemain, me rend sourde aux plaintes, aux supplications, aux injures de ces pauvres gens qui ne savent pas… qui n'ont jamais su… Chérie, pardonne-moi : je te parle de ce bonheur comme si tu ne le connaissais pas non plus ; pourtant je ne suis qu'une novice auprès de toi : aussi suis-je bien sûre que tu seras avec nous contre ceux qui nous font du mal…
Thérèse déchira la troisième enveloppe ; quelques mots seulement griffonnés :
Viens, ma chérie : ils nous ont séparés : on me garde à vue. Ils croient que tu te rangeras de leur côté. J'ai dit que je m'en remettrais à ton jugement. Je t'expliquerai tout : il n'est pas malade… Je suis heureuse et je souffre. Je suis heureuse de souffrir à cause de lui et j'aime sa douleur comme le signe de l'amour qu'il a pour moi…
Thérèse ne lut pas plus avant. Comme elle glissait le feuillet dans l'enveloppe, elle y aperçut une photographie qu'elle n'avait pas vue d'abord. Près de la fenêtre, elle contempla ce visage : c'était un jeune garçon dont la tête, à cause des cheveux épais, semblait trop forte. Thérèse, sur cette épreuve, reconnut l'endroit : ce talus où Jean Azévédo se dressait, pareil à David (il y avait derrière une lande où pacageaient des brebis). Il portait sa veste sur le bras ; sa chemise était un peu ouverte… « c'est ce qu'il appelle la dernière caresse permise… ». Thérèse leva les yeux et fut étonnée de sa figure dans la glace. Il lui fallut un effort pour desserrer les dents, avaler sa salive. Elle frotta d'eau de Cologne ses tempes, son front. « Elle connaît cette joie… et moi, alors ? et moi ? pourquoi pas moi ? » La photographie était restée sur la table ; tout auprès luisait une épingle…
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