Elle traversa à tâtons le jardin du chef de gare, sentit des chrysanthèmes sans les voir. Personne dans le compartiment de première, où d'ailleurs le lumignon n'eût pas suffi à éclairer son visage. Impossible de lire : mais quel récit n'eût paru fade à Thérèse, au prix de sa vie terrible ? Peut-être mourrait-elle de honte, d'angoisse, de remords, de fatigue — mais elle ne mourrait pas d'ennui.
Elle se rencogna, ferma les yeux. Etait-il vraisemblable qu'une femme de son intelligence n'arrivât pas à rendre ce drame intelligible ? Oui, sa confession finie, Bernard la relèverait : « Va en paix, Thérèse, ne t'inquiète plus. Dans cette maison d'Argelouse, nous attendrons ensemble la mort, sans que nous puissent jamais séparer les choses accomplies. J'ai soif. Descends toi-même à la cuisine. Prépare un verre d'orangeade. Je le boirai d'un trait, même s'il est trouble. Qu'importe que le goût me rappelle celui qu'avait autrefois mon chocolat du matin ? Tu te souviens, ma bien-aimée, de ces vomissements ? Ta chère main soutenait ma tête ; tu ne détournais pas les yeux de ce liquide verdâtre ; mes syncopes ne t'effrayaient pas. Pourtant, comme tu devins pâle cette nuit où je m'aperçus que mes jambes étaient inertes, insensibles. Je grelottais, tu te souviens ? Et cet imbécile de docteur Pédemay stupéfait que ma température fût si basse et mon pouls si agité… »
« Ah ! songe Thérèse, il n'aura pas compris. Il faudra tout reprendre depuis le commencement… » Où est le commencement de nos actes ? Notre destin, quand nous voulons l'isoler, ressemble à ces plantes qu'il est impossible d'arracher avec toutes leurs racines. Thérèse remontera-t-elle jusqu'à son enfance ? Mais l'enfance est elle-même-une fin, un aboutissement.
L'enfance de Thérèae : de la neige à la source du fleuve le plus sali. Au lycée, elle avait paru vivre indifférente et comme absente des menues tragédies qui déchiraient ses compagnes. Les maîtresses souvent leur proposaient l'exemple de Thérèse Larroque : « Thérèse ne demande point d'autre récompense que cette joie de réaliser en elle un type d'humanité supérieure. Sa conscience est son unique et suffisante lumière. L'orgueil d'appartenir à l'élite humaine la soutient mieux que ne ferait la crainte du châtiment… » Ainsi s'exprimait une de ses maîtresses. Thérèse s'interroge : « Etais-je si heureuse ? Etais-je si candide ? Tout ce qui précède mon mariage prend dans mon souvenir cet aspect de pureté ; contraste, sans doute, avec cette ineffaçable salissure des noces. Le lycée, au-delà de mon temps d'épouse et de mère, m'apparaît comme un paradis. Alors je n'en avais pas conscience. Comment aurais-je pu savoir que dans ces années d'avant la vie je vivais ma vraie vie ? Pure, je l'étais : un ange, oui ! Mais un ange plein de passions. Quoi que prétendissent mes maîtresses, je souffrais, je faisais souffrir. Je jouissais du mal que je causais et de celui qui me venait de mes amies ; pure souffrance qu'aucun remords n'altérait : douleurs et joies naissaient des plus innocents plaisirs. »
La récompense de Thérèse, c'était, à la saison brûlante, de ne pas se juger indigne d'Anne qu'elle rejoignait sous les chênes d'Argelouse. Il fallait qu'elle pût dire à l'enfant élevée au Sacré-Cœur : « Pour être aussi pure que tu l'es, je n'ai pas besoin de tous ces rubans ni de toutes ces rengaines… » Encore la pureté d'Anne de la Trave était-elle faite surtout d'ignorance. Les dames du Sacré-Cœur interposaient mille voiles entre le réel et leurs petites filles. Thérèse les méprisait de confondre vertu et ignorance : « Toi, chérie, tu ne connais pas la vie… », répétait-elle en ces lointains étés d'Argelouse. Ces beaux étés… Thérèse, dans le petit train qui démarre enfin, s'avoue que c'est vers eux qu'il faut que sa pensée remonte, si elle veut voir clair. Incroyable vérité que dans ces aubes toutes pures de nos vies, les pires orages étaient déjà suspendus. Matinées trop bleues : mauvais signe pour le temps de l'après-midi et du soir. Elles annoncent les parterres saccagés, les branches rompues et toute cette boue. Thérèse n'a pas réfléchi, n'a rien prémédité à aucun moment de sa vie ; nul tournant brusque : elle a descendu une pente insensible, lentement d'abord puis plus vite. La femme perdue de ce soir, c'est bien le jeune être radieux qu'elle fut durant les étés de cet Argelouse où voici qu'elle retourne furtive et protégée par la nuit.
Quelle fatigue ! A quoi bon découvrir les ressorts secrets de ce qui est accompli ? La jeune femme, à travers les vitres, ne distingue rien hors le reflet de sa figure morte. Le rythme du petit train se rompt ; la locomotive siffle longuement, approche avec prudence d'une gare. Un falot balancé par un bras, des appels en patois, les cris aigus des porcelets débarqués : Uzeste déjà. Une station encore, et ce sera Saint-Clair d'où il faudra accomplir en carriole la dernière étape vers Argelouse. Qu'il reste peu de temps à Thérèse pour préparer sa défense !
Argelouse est réellement une extrémité de la terre ; un de ces lieux au-delà desquels il est impossible d'avancer, ce qu'on appelle ici un quartier : quelques métairies sans église, ni mairie, ni cimetière, disséminées autour d'un champ de seigle, à dix kilomètres du bourg de Saint-Clair, auquel les relie une seule route défoncée. Ce chemin plein d'ornières et de trous se mue, au-delà d'Argelouse, en sentiers sablonneux ; et jusqu'à l'Océan il n'y a plus rien que quatre-vingts kilomètres de marécages, de lagunes, de pins grêles, de landes où à la fin de l'hiver les brebis ont la couleur de la cendre. Les meilleures familles de Saint-Clair sont issues de ce quartier perdu. Vers le milieu du dernier siècle, alors que la résine et le bois commencèrent d'ajouter aux maigres ressources qu'ils tiraient de leurs troupeaux, les grands-pères de ceux qui vivent aujourd'hui s'établirent à Saint-Clair, et leurs logis d'Argelouse devinrent des métairies. Les poutres sculptées de l'auvent, parfois une cheminée en marbre témoignent de leur ancienne dignité. Elles se tassent un peu plus chaque année et la grande aile fatiguée d'un de leurs toits touche presque la terre.
Deux de ces vieilles demeures pourtant sont encore des maisons de maîtres. Les Larroque et les Desqueyroux ont laissé leurs logis d'Argelouse tels qu'ils les reçurent des ascendants. Jérôme Larroque, maire et conseiller général de B. et qui avait aux portes de cette sous-préfecture sa résidence principale, ne voulut jamais rien changer à ce domaine d'Argelouse qui lui venait de sa femme (morte en couches alors que Thérèse était encore au berceau) et où il ne s'étonnait pas que la jeune fille eût le goût de passer les vacances. Elle s'y installait dès juillet, sous la garde d'une sœur aînée de son père, tante Clara, vieille fille sourde qui aimait aussi cette solitude parce qu'elle n'y voyait pas, disait-elle, les lèvres des autres remuer et qu'elle savait qu'on n'y pouvait rien entendre que le vent dans les pins. M. Larroque se félicitait de ce qu'Argelouse, qui le débarrassait de sa fille, la rapprochait de ce Bernard Desqueyroux qu'elle devait épouser, un jour, selon le vœu des deux familles, et bien que leur accord n'eût pas un caractère officiel.
Bernard Desqueyroux avait hérité de son père, à Argelouse, une maison voisine de celle des Larroque ; on ne l'y voyait jamais avant l'ouverture de la chasse et il n'y couchait qu'en octobre, ayant installé non loin sa palombière. L'hiver, ce garçon raisonnable suivait à Paris des cours de droit ; l'été, il ne donnait que peu de jours à sa famille : Victor de la Trave l'exaspérait, que sa mère, veuve, avait épousé « sans le sou » et dont les grandes dépenses étaient la fable de Saint-Clair. Sa demi-sœur Anne lui paraissait trop jeune alors pour qu'il pût lui accorder quelque attention. Songeait-il beaucoup plus à Thérèse ? Tout le pays les mariait parce que leurs propriétés semblaient faites pour se confondre et le sage garçon était, sur ce point, d'accord avec tout le pays. Mais il ne laissait rien au hasard et mettait son orgueil dans la bonne organisation de la vie : « On n'est jamais malheureux que par sa faute… », répétait ce jeune homme un peu trop gras. Jusqu'à son mariage, il fit une part égale au travail et au plaisir, s'il ne dédaignait ni la nourriture, ni l'alcool, ni surtout la chasse, il travaillait d' « arrache-pied », selon l'expression de sa mère. Car un mari doit être plus instruit que sa femme ; et déjà l'intelligence de Thérèse était fameuse ; un esprit fort, sans doute… mais Bernard savait à quelles raisons cède une femme ; et puis, ce n'était pas mauvais, lui répétait sa mère : « d'avoir un pied dans les deux camps » ; le père Larroque pourrait le servir. A vingt-six ans, Bernard Desqueyroux, après quelques voyages « fortement potassés d'avance » en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas, épouserait la fille la plus riche et la plus intelligente de la lande, peut-être pas la plus jolie, « mais on ne se demande pas si elle est jolie ou laide, on subit son charme ».
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