— Thérèse… je voulais vous demander…
Il détourna les yeux, n'ayant jamais pu soutenir le regard de cette femme, puis très vite :
— Je voudrais savoir… C'était parce que vous me détestiez ? Parce que je vous faisais horreur ?
Il écoutait ses propres paroles avec étonnement, avec agacement. Thérèse sourit, puis le fixa d'un air grave : Enfin ! Bernard lui posait une question, celle même qui fût d'abord venue à l'esprit de Thérèse si elle avait été à sa place. Cette confession longuement préparée, dans la victoria, au long de la route du Nizan, puis dans le petit train de Saint-Clair, cette nuit de recherches, cette quête patiente, cet effort pour remonter à la source de son acte — enfin ce retour épuisant sur soi-même était peut-être au moment d'obtenir son prix. Elle avait, à son insu, troublé Bernard. Elle l'avait compliqué ; et voici qu'il l'interrogeait comme quelqu'un qui ne voit pas clair, qui hésite… Moins simple… donc, moins implacable. Thérèse jeta sur cet homme nouveau un regard complaisant, presque maternel. Pourtant, elle lui répondit, d'un ton de moquerie :
— Ne savez-vous pas que c'est à cause de vos pins ? Oui, j'ai voulu posséder seule vos pins.
Il haussa les épaules :
— Je ne le crois plus si je l'ai jamais cru. Pourquoi avez-vous fait cela ? Vous pouvez bien me le dire, maintenant.
Elle regardait dans le vide : sur ce trottoir, au bord d'un fleuve de boue et de corps pressés, au moment de s'y jeter, de s'y débattre, ou de consentir à l'enlisement, elle percevait une lueur, une aube : elle imaginait un retour au pays secret et triste — toute une vie de méditation, de perfectionnement, dans le silence d'Argelouse : l'aventure intérieure, la recherche de Dieu… Un Marocain qui vendait des tapis et des colliers de verre crut qu'elle lui souriait, s'approcha d'eux. Elle dit, avec le même air de se moquer :
— J'allais vous répondre : « Je ne sais pas pourquoi j'ai fait cela » ; mais maintenant, peut-être le sais-je, figurez-vous ! Il se pourrait que ce fût pour voir dans vos yeux une inquiétude, une curiosité — du trouble enfin : tout ce que depuis une seconde j'y découvre.
Il gronda, d'un ton qui rappelait à Thérèse leur voyage de noces :
— Vous aurez donc de l'esprit jusqu'à la fin… Sérieusement : pourquoi ?
Elle ne riait plus ; elle demanda à son tour :
— Un homme comme vous, Bernard, connaît toujours toutes les raisons de ses actes, n'est-ce pas ?
— Sûrement… sans doute… Du moins il me semble.
— Moi, j'aurais tant voulu que rien ne vous demeurât caché. Si vous saviez à quelle torture je me suis soumise, pour voir clair… Mais toutes les raisons que j'aurais pu vous donner, comprenez-vous, à peine les eussé-je énoncées, elles m'auraient paru menteuses…
Bernard s'impatienta :
— Enfin, il y a eu tout de même un jour où vous vous êtes décidée… où vous avez fait le geste ?
— Oui, le jour du grand incendie de Mano.
Ils s'étaient rapprochés, parlaient à mi-voix. A ce carrefour de Paris, sous ce soleil léger, dans ce vent un peu trop frais qui sentait le tabac d'outre-mer et agitait les stores jaunes et rouges, Thérèse trouvait étrange d'évoquer l'après-midi accablant, le ciel gorgé de fumée, le fuligineux azur, cette pénétrante odeur de torche qu'épandent les pignades consumées — et son propre cœur ensommeillé où prenait forme lentement le crime.
— Voici comment cela est venu : c'était dans la salle à manger, obscure comme toujours à midi ; vous parliez, la tête un peu tournée vers Balion, oubliant de compter les gouttes qui tombaient dans votre verre.
Thérèse ne regardait pas Bernard, toute au soin de ne pas omettre la plus menue circonstance ; mais elle l'entendit rire et alors le dévisagea : oui, il riait de son stupide rire ; il disait : « Non ! mais pour qui me prenez-vous ! » Il ne la croyait pas (mais, au vrai, ce qu'elle disait, était-ce croyable ?). Il ricanait et elle reconnaissait le Bernard sûr de soi et qui ne s'en laisse pas conter. Il avait reconquis son assiette ; elle se sentait de nouveau perdue ; il gouaillait :
— Alors, l'idée vous est venue, comme cela, tout d'un coup, par l'opération du Saint-Esprit ?
Qu'il se haïssait d'avoir interrogé Thérèse ! C'était perdre tout le bénéfice du mépris dont il avait accablé cette folle : elle relevait la tête, parbleu ! Pourquoi avait-il cédé à ce brusque désir de comprendre ? Comme s'il y avait quoi que ce fût à comprendre, avec ces détraquées ! Mais cela lui avait échappé ; il n'avait pas réfléchi…
— Ecoutez, Bernard, ce que je vous en dis, ce n'est pas pour vous persuader de mon innocence, bien loin de là !
Elle mit une passion étrange à se charger : pour avoir agi ainsi en somnambule, il fallait, à l'entendre, que depuis des mois elle eût accueilli dans son cœur, qu'elle eût nourri des pensées criminelles. D'ailleurs, le premier geste accompli, avec quelle fureur lucide elle avait poursuivi son dessein ! avec quelle ténacité !
— Je ne me sentais cruelle que lorsque ma main hésitait. Je m'en voulais de prolonger vos souffrances. Il fallait aller jusqu'au bout, et vite ! Je cédais à un affreux devoir. Oui, c'était comme un devoir.
Bernard l'interrompit :
— En voilà des phrases ! Essayez donc de me dire, une bonne fois, ce que vous vouliez ! Je vous en défie.
— Ce que je voulais ? Sans doute serait-il plus aisé de dire ce que je ne voulais pas ; je ne voulais pas jouer un personnage, faire des gestes, prononcer des formules, renier enfin à chaque instant une Thérèse qui… Mais non, Bernard ; voyez, je ne cherche qu'à être véridique ; comment se fait-il que tout ce que je vous raconte là rende un son si faux ?
— Parlez plus bas : le monsieur qui est devant nous s'est retourné.
Bernard ne souhaitait plus rien que d'en finir. Mais il connaissait cette maniaque : elle s'en donnerait à cœur joie de couper les cheveux en quatre. Thérèse comprenait aussi que cet homme, une seconde rapproché, s'était de nouveau éloigné à l'infini. Elle insistait pourtant, essayait de son beau sourire, donnait à sa voix certaines inflexions basses et rauques qu'il avait aimées.
— Mais maintenant, Bernard, je sens bien que la Thérèse qui, d'instinct, écrase sa cigarette parce qu'un rien suffit à mettre le feu aux brandes — la Thérèse qui aimait compter ses pins elle-même, régler ses gemmes — la Thérèse qui était fière d'épouser un Desqueyroux, de tenir son rang au sein d'une bonne famille de la lande, contente enfin de se caser, comme on dit, cette Thérèse-là est aussi réelle que l'autre, aussi vivante ; non, non : il n'y avait aucune raison de la sacrifier à l'autre.
— Quelle autre ?
Elle ne sut que répondre, et il regarda sa montre. Elle dit :
— Il faudra pourtant que je revienne quelquefois, pour mes affaires… et pour Marie.
— Quelles affaires ? C'est moi qui gère les biens de la communauté. Nous ne revenons pas sur ce qui est entendu, n'est-ce pas ? Vous aurez votre place à toutes les cérémonies officielles où il importe, pour l'honneur du nom et dans l'intérêt de Marie, que l'on nous voie ensemble. Dans une famille aussi nombreuse que la nôtre, les mariages ne manquent pas, Dieu merci ! ni les enterrements. Pour commencer, ça m'étonnerait que l'oncle Martin dure jusqu'à l'automne : ce vous sera une occasion, puisqu'il paraît que vous en avez déjà assez…
Un agent à cheval approchait un sifflet de ses lèvres, ouvrait d'invisibles écluses, une armée de piétons se hâtait de traverser la chaussée noire avant que l'ait recouverte la vague des taxis : « J'aurais dû partir, une nuit, vers la lande du Midi, comme Daguerre. J'aurais dû marcher à travers les pins rachitiques de cette terre mauvaise — marcher jusqu'à épuisement. Je n'aurais pas eu le courage de tenir ma tête enfoncée dans l'eau d'une lagune (ainsi qu'a fait ce berger d'Argelouse, l'année dernière, parce que sa bru ne lui donnait pas à manger). Mais j'aurais pu me coucher dans le sable, fermer les yeux… C'est vrai qu'il y a les corbeaux, les fourmis qui n'attendent pas… »
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