Aussi interminables que lui parussent les soirées, il lui arrivait pourtant de rentrer avant le crépuscule — soit qu'à sa vue une mère ait pris son enfant par la main, et l'ait ramené rudement à l'intérieur de la métairie — soit qu'un bouvier, dont elle connaissait le nom, n'ait pas répondu à son bonjour. Ah ! qu'il eût été bon de se perdre, de se noyer au plus profond d'une ville populeuse ! A Argelouse, pas un berger qui ne connût sa légende (la mort même de tante Clara lui était imputée). Elle n'aurait osé franchir aucun seuil ; elle sortait de chez elle par une porte dérobée, évitait les maisons ; un cahot lointain de charrette suffisait pour qu'elle se jetât dans un chemin de traverse. Elle marchait vite, avec un cœur angoissé de gibier, se couchait dans la brande pour attendre que fût passée une bicyclette.
Le dimanche, à la messe de Saint-Clair, elle n'éprouvait pas cette terreur et goûtait quelque relâche. L'opinion du bourg lui paraissait plus favorable. Elle ne savait pas que son père, les La Trave la peignaient sous les traits d'une victime innocente et frappée à mort : « Nous craignons que la pauvre petite ne s'en relève pas ; elle ne veut voir personne et le médecin dit qu'il ne faut pas la contrarier. Bernard l'entoure beaucoup, mais le moral est atteint… »
La dernière nuit d'octobre, un vent furieux, venu de l'Atlantique, tourmenta longuement les cimes, et Thérèse, dans un demi-sommeil, demeurait attentive à ce bruit de l'Océan. Mais au petit jour, ce ne fut pas la même plainte qui l'éveilla. Elle poussa les volets, et la chambre demeura sombre ; une pluie menue, serrée, ruisselait sur les tuiles des communs, sur les feuilles encore épaisses des chênes. Bernard ne sortit pas, ce jour-là. Thérèse fumait, jetait sa cigarette, allait sur le palier, et entendait son mari errer d'une pièce à l'autre au rez-de-chaussée ; une odeur de pipe s'insinua jusque dans la chambre, domina celle du tabac blond de Thérèse, et elle reconnut l'odeur de son ancienne vie. Le premier jour de mauvais temps… Combien devrait-elle en vivre au coin de cette cheminée où le feu mourait ? Dans les angles la moisissure détachait le papier. Aux murs, la trace demeurait encore des portraits anciens qu'avait pris Bernard pour en orner le salon de Saint-Clair — et les clous rouillés qui ne soutenaient plus rien. Sur la cheminée, dans un triple cadre de fausse écaille, des photographies étaient pâles comme si les morts qu'elles représentaient y fussent morts une seconde fois : le père de Bernard, sa grand-mère, Bernard lui-même coiffé « en enfant d'Edouard ». Tout ce jour à vivre encore, dans cette chambre ; et puis ces semaines, ces mois…
Comme la nuit venait, Thérèse n'y tint plus, ouvrit doucement la porte, descendit, pénétra dans la cuisine. Elle vit Bernard assis sur une chaise basse, devant le feu, et qui soudain se mit debout. Balion interrompit le nettoyage d'un fusil ; Balionte laissa choir son tricot. Tous trois la regardaient avec une telle expression qu'elle leur demanda :
— Je vous fais peur ?
— L'accès de la cuisine vous est interdit. Ne le savez-vous pas ?
Elle ne répondit rien, recula vers la porte. Bernard la rappela :
— Puisque je vous vois… je tiens à vous dire que ma présence ici n'est plus nécessaire. Nous avons su créer à Saint-Clair un courant de sympathie ; on vous croit, ou l'on fait semblant de vous croire un peu neurasthénique. Il est entendu que vous aimez mieux vivre seule et que je viens souvent vous voir. Désormais, je vous dispense de la messe…
Elle balbutia que « ça ne l'ennuyait pas du tout d'y aller ». Il répondit que ce n'était pas son amusement qui importait. Le résultat cherché était acquis :
— Et puisque la messe, pour vous, ne signifie rien…
Elle ouvrit la bouche, parut au moment de parler, demeura silencieuse. Il insista pour que d'aucune parole, d'aucun geste, elle ne compromît un succès si rapide, si inespéré. Elle demanda comment allait Marie. Il dit qu'elle allait bien, et qu'elle partait le lendemain avec Anne et M mede la Trave pour Beaulieu. Lui-même irait y passer quelques semaines : deux mois au plus. Il ouvrit la porte, s'effaça devant Thérèse.
Au petit jour sombre, elle entendit Balion atteler. Encore la voix de Bernard, des piaffements, les cahots de la carriole qui s'éloignait. Enfin la pluie sur les tuiles, sur les vitres brouillées, sur le champ désert, sur cent kilomètres de landes et de marais, sur les dernières dunes mouvantes, sur l'Océan.
Thérèse allumait sa cigarette à celle qu'elle achevait de fumer. Vers quatre heures, elle mit un « ciré », s'enfonça dans la pluie. Elle eut peur de la nuit, revint à sa chambre. Le feu était éteint, et comme elle grelottait, elle se coucha. Vers sept heures, Balionte lui ayant monté un œuf frit sur du jambon, elle refusa d'en manger ; ce goût de graisse l'écœurait à la fin ! Toujours du confit ou du jambon. Balionte disait qu'elle n'avait pas mieux à lui offrir : M. Bernard lui avait interdit la volaille. Elle se plaignait de ce que Thérèse la faisait monter et descendre inutilement (elle avait une maladie de cœur, les jambes enflées). Ce service était déjà trop lourd pour elle ; ce qu'elle en faisait, c'était bien pour M. Bernard.
Thérèse eut la fièvre cette nuit-là ; et son esprit étrangement lucide construisait toute une vie à Paris : elle revoyait ce restaurant du Bois où elle avait été, mais sans Bernard, avec Jean Azévédo et des jeunes femmes. Elle posait son étui d'écaille sur la table, allumait une Abdullah. Elle parlait, expliquait son cœur, et l'orchestre jouait en sourdine. Elle enchantait un cercle de visages attentifs, mais nullement étonnés. Une femme disait : « C'est comme moi… j'ai éprouvé cela, moi aussi. » Un homme de lettres la prenait à part : « Vous devriez écrire tout ce qui se passe en vous. Nous publierons ce journal d'une femme d'aujourd'hui dans notre revue. » Un jeune homme qui souffrait à cause d'elle la ramenait dans son auto. Ils remontaient l'avenue du Bois ; elle n'était pas troublée mais jouissait de ce jeune corps bouleversé, assis à sa gauche. « Non, pas ce soir, lui disait-elle. Ce soir, je dîne avec une amie. — Et demain soir ? — Non plus. — Vos soirées ne sont jamais libres ? — Presque jamais… pour ainsi dire jamais… »
Un être était dans sa vie grâce auquel tout le reste du monde lui paraissait insignifiant ; quelqu'un que personne de son cercle ne connaissait ; une créature très humble, très obscure ; mais toute l'existence de Thérèse tournait autour de ce soleil visible pour son seul regard, et dont sa chair seule connaissait la chaleur. Paris grondait comme le vent dans les pins. Ce corps contre son corps, aussi léger qu'il fût, l'empêchait de respirer ; mais elle aimait mieux perdre le souffle que l'éloigner. (Et Thérèse fait le geste d'étreindre, et de sa main droite serre son épaule gauche — et les ongles de sa main gauche s'enfoncent dans son épaule droite.)
Elle se lève, pieds nus ; ouvre la fenêtre ; les ténèbres ne sont pas froides ; mais comment imaginer qu'il puisse un jour ne plus pleuvoir ? Il pleuvra jusqu'à la fin du monde. Si elle avait de l'argent, elle se sauverait à Paris, irait droit chez Jean Azévédo, se confierait à lui ; il saurait lui procurer du travail. Etre une femme seule dans Paris, qui gagne sa vie, qui ne dépend de personne… Etre sans famille ! Ne laisser qu'à son cœur le soin de choisir les siens — non selon le sang, mais selon l'esprit, et selon la chair aussi ; découvrir ses vrais parents, aussi rares, aussi disséminés fussent-ils… Elle s'endormit enfin, la fenêtre ouverte. L'aube froide et mouillée l'éveilla : elle claquait des dents, sans courage pour se lever et fermer la fenêtre — incapable même d'étendre le bras, de tirer la couverture.
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