Elle ne se leva pas, ce jour-là, ni ne fit sa toilette. Elle avala quelques bouchées de confit et but du café pour pouvoir fumer (à jeun, son estomac ne supportait plus le tabac). Elle essayait de retrouver ses imaginations nocturnes ; au reste il n'y avait guère plus de bruit dans Argelouse, et l'après-midi n'était guère moins sombre que la nuit. En ces jours les plus courts de l'année, la pluie épaisse unifie le temps, confond les heures ; un crépuscule rejoint l'autre dans le silence immuable. Mais Thérèse était sans désir de sommeil et ses songes en devenaient plus précis ; avec méthode, elle cherchait, dans son passé, des visages oubliés, des bouches qu'elle avait chéries de loin, des corps indistincts que des rencontres fortuites, des hasards nocturnes avaient rapprochés de son corps innocent. Elle composait un bonheur, elle inventait une joie, elle créait de toutes pièces un impossible amour.
« Elle ne quitte plus son lit, elle laisse son confit et son pain — disait, à quelque temps de là, Balionte à Balion. Mais je te jure qu'elle vide bien toute sa bouteille. Autant qu'on lui en donnerait, à cette garce, autant qu'elle en boirait. Et après ça, elle brûle les draps avec sa cigarette. Elle finira par nous mettre le feu. Elle fume tant qu'elle a ses doigts et ses ongles jaunes, comme si elle les avait trempés dans de l'arnica : si ce n'est pas malheureux ! des draps qui ont été tissés sur la propriété… Attends un peu que je te les change souvent ! »
Elle disait encore qu'elle ne refusait pas de balayer la chambre ni de faire le lit. Mais c'était cette feignantasse qui ne voulait pas sortir des draps. Et ce n'était pas la peine que Balionte, avec ses jambes enflées, montât des brocs d'eau chaude : elle les retrouvait, le soir, à la porte de la chambre où elle les avait posés le matin.
La pensée de Thérèse se détachait du corps inconnu qu'elle avait suscité pour sa joie, elle se lassait de son bonheur, éprouvait la satiété de l'imaginaire plaisir — inventait une autre évasion. On s'agenouillait autour de son grabat. Un enfant d'Argelouse (un de ceux qui fuyaient à son approche) était apporté mourant dans la chambre de Thérèse ; elle posait sur lui sa main toute jaunie de nicotine, et il se relevait guéri. Elle inventait d'autres rêves plus humbles : elle arrangeait une maison au bord de la mer, voyait en esprit le jardin, la terrasse, disposait les pièces, choisissait un à un chaque meuble, cherchait la place pour ceux qu'elle possédait à Saint-Clair, se disputait avec elle-même pour le choix des étoffes. Puis le décor se défaisait, devenait moins précis, et il ne restait qu'une charmille, un banc devant la mer. Thérèse, assise, reposait sa tête contre une épaule, se levait à l'appel de la cloche pour le repas, entrait dans la charmille noire et quelqu'un marchait à ses côtés qui soudain l'entourait des deux bras, l'attirait. Un baiser, songe-t-elle, doit arrêter le temps ; elle imagine qu'il existe dans l'amour des secondes infinies. Elle l'imagine ; elle ne le saura jamais. Elle voit la maison blanche encore, le puits ; une pompe grince ; des héliotropes arrosés parfument la cour ; le dîner sera un repos avant ce bonheur du soir et de la nuit qu'il doit être impossible de regarder en face, tant il dépasse la puissance de notre cœur : ainsi l'amour dont Thérèse a été plus sevrée qu'aucune créature, elle en est possédée, pénétrée. A peine entend-elle les criailleries de Balionte. Que crie la vieille ? Que M. Bernard rentrera du Midi, un jour ou l'autre, sans avertir : « Et que dira-t-il quand il verra cette chambre ? Un vrai parc à cochons ! Il faut que Madame se lève de gré ou de force. » Assise sur son lit, Thérèse regarde avec stupeur ses jambes squelettiques, et ses pieds lui paraissent énormes. Balionte l'enveloppe d'une robe de chambre, la pousse dans un fauteuil. Elle cherche à côté d'elle les cigarettes, mais sa main retombe dans le vide. Un soleil froid entre par la fenêtre ouverte. Balionte s'agite, un balai à la main, s'essouffle, marmonne des injures — Balionte qui est bonne pourtant, puisqu'on raconte en famille qu'à chaque Noël la mort du cochon qu'elle a fini d'engraisser lui arrache des larmes. Elle en veut à Thérèse de ne pas lui répondre : le silence est à ses yeux une injure, un signe de mépris.
Mais il ne dépendait pas de Thérèse qu'elle parlât. Quand elle ressentit dans son corps la fraîcheur des draps propres, elle crut avoir dit merci ; en vérité, aucun son n'était sorti de ses lèvres. Balionte lui jeta, en s'en allant : « Ceux-là, vous ne les brûlerez pas ! » Thérèse eut peur qu'elle ait enlevé les cigarettes, avança la main vers la table : les cigarettes n'y étaient plus. Comment vivre sans fumer ? Il fallait que ses doigts pussent sans cesse toucher cette petite chose sèche et chaude ; il fallait qu'elle pût ensuite les flairer indéfiniment et que la chambre baignât dans une brume qu'avait aspirée et rejetée sa bouche. Balionte ne remonterait que le soir ; tout un après-midi sans tabac ! Elle ferma les yeux, et ses doigts jaunes faisaient encore le mouvement accoutumé autour d'une cigarette.
A sept heures Balionte entra avec une bougie, posa sur la table le plateau : du lait, du café, un morceau de pain. « Alors, vous n'avez pas besoin d'autre chose ? » Elle attendit malignement que Thérèse réclamât ses cigarettes ; mais Thérèse ne détourna pas sa face collée au mur.
Balionte avait sans doute négligé de bien fermer la fenêtre : un coup de vent l'ouvrit, et le froid de la nuit emplit la chambre. Thérèse se sentait sans courage pour rejeter les couvertures, pour se lever, pour courir pieds nus jusqu'à la croisée. Le corps ramassé, le drap tiré jusqu'aux yeux, elle demeurait immobile, ne recevant que sur ses paupières et sur son front le souffle glacé. L'immense rumeur des pins emplissait Argelouse, mais en dépit de ce bruit d'océan, c'était tout de même le silence d'Argelouse. Thérèse songeait que si elle eût aimé souffrir, elle ne se fût pas si profondément enfoncée sous ses couvertures. Elle essaya de les repousser un peu, ne put demeurer que quelques secondes exposée au froid. Puis, elle y réussit plus longtemps, comme par jeu. Sans que ce fût selon une volonté délibérée, sa douleur devenait ainsi son occupation et — qui sait ? — sa raison d'être au monde.
— Une lettre de Monsieur.
Comme Thérèse ne prenait pas l'enveloppe qu'elle lui tendait, Balionte insista : sûrement, Monsieur disait quand il rentrait ; il fallait pourtant qu'elle le sût pour tout préparer.
— Si Madame veut que je lise…
Thérèse dit : « Lisez ! lisez ! » Et, comme elle faisait toujours en présence de Balionte, se tourna du côté du mur. Pourtant, ce que déchiffrait Balionte la tira de sa torpeur :
J'ai été heureux d'apprendre, par les rapports de Balion, que tout va bien à Argelouse…
Bernard annonçait qu'il rentrerait par la route, mais que comme il comptait s'arrêter dans plusieurs villes, il ne pouvait fixer la date exacte de son retour.
Ce ne sera sûrement pas après le 20 décembre. Ne vous étonnez pas de me voir arriver avec Anne et le fils Deguilhem. Ils se sont fiancés à Beaulieu ; mais ce n'est pas encore officiel ; le fils Deguilhem tient beaucoup à vous voir d'abord. Question de convenance, assure-t-il ; pour moi, j'ai le sentiment qu'il veut se faire une opinion sur vous savez quoi. Vous êtes trop intelligente pour ne pas vous tirer de cette épreuve. Rappelez-vous que vous êtes souffrante, que le moral est atteint. Enfin, je m'en rapporte à vous. Je saurai reconnaître votre effort pour ne pas nuire au bonheur d'Anne, ni compromettre l'heureuse issue de ce projet si satisfaisant pour la famille, à tous égards — comme je n'hésiterais pas non plus, le cas échéant, à vous faire payer cher toute tentative de sabotage ; mais je suis sûr que ce n'est pas à redouter.
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