Je fus dès cinq heures à la librairie, et bien qu’elle fronçât les sourcils, je vis au premier regard que Marie était heureuse que je lui eusse désobéi ; mais les derniers clients la harcelaient. Elle me dit de revenir la chercher dans une demi-heure. Il pleuvait, je promenai sous mon parapluie ce bonheur, cet orgueil. Je me regardais dans les vitrines. Je ne ressemblais plus à un ange mais à un garçon qu’une fille aimait. Pas n’importe quelle fille. L’amour ne m’aveuglait pas : elle était très au-dessus de sa condition (cette idée bourgeoise de condition, comme s’il était étonnant que Marie l’emportât sur les idiotes de mon milieu !). Elle avait plus de lectures que je ne le crusse possible pour une femme : celles de ma famille ne lisaient guère que les romans de l’Œuvre des Bons Livres. Mais ce qui frappait surtout chez elle c’était le jugement, et ce qu’elle possédait en commun avec ma mère, le goût, la volonté de diriger et même de dominer. Le commis Balège répétait : « Si le patron ne l’avait pas… »
Ce fut ce jour-là, quand elle m’eut rejoint sous le péristyle du Grand Théâtre, où je l’avais attendue à cause de la pluie, et que nous fûmes assis dans un café, au coin de la rue Esprit-dès-Lois, dans l’odeur que je haïssais de l’absinthe, qu’elle me livra à sa manière nette, presque brutale, ce qu’elle estimait que je devais savoir à son sujet : « Ce que je t’ai déjà dit, qu’il ne saurait y avoir en moi aucune arrière-pensée te concernant, que je ne rêverais jamais de ce à quoi rêvent toutes les jeunes filles qui sont aimées et qui aiment… » Son père, un percepteur du Médoc (je me souvenais de cette histoire), avait abandonné sa femme, joué, dilapidé plusieurs millions, et on l’avait trouvé pendu dans une grange.
Que faire ? Que dire ? Je lui pris gauchement une main qu’elle retira. Alors elle ajouta posément :
— Mais je n’ai pas fini (d’un ton neutre, comme elle eût déposé à la barre, après le drame).
Un ami de ses parents l’avait fait entrer chez Bard. « Cet ami avait l’âge de mon père, qu’il connaissait depuis l’enfance. Il nous demeura fidèle les premiers temps. Mais ce fut plus fort que lui et il fallut à la fin que je le paie. Il me harcela ; ma mère fermait les yeux, et moi, en ces jours-là, tout m’était égal. Je n’imaginais pas ce que cela allait devenir pour moi. Je vais t’étonner : je comprends ta mère plus que tu ne pourrais le croire, non son idolâtrie de la terre, mais son dégoût de la chair. Je te bénis, toi surtout, de ne pas ressembler à ces chiens qui m’ont harcelée. Même Balège ! Oui, ce bossu. Il se glorifie de ses bonnes fortunes et il en a. »
Elle avait appartenu à un vieil homme. Elle y avait consenti. Je n’osais pas lever les yeux vers Marie. Je demandai à voix presque basse : « Qui vous a délivrée de lui ? »
— L’angine de poitrine. Il a eu peur de mourir. Peut-être pleurait-elle, mais je ne voyais pas ses yeux.
J’éprouvais surtout de la gêne, j’étais choqué. Je répétai avec contrainte : « Ne pleurez pas. »
— Je ne pleure pas à cause de ce que j’ai fait, mais parce que vous venez de me dire « vous ».
— Oh ! C’était sans intention. Écoute, Marie, je comprends mieux maintenant pourquoi tu me préfères. Tu es une fille qui a été livrée aux bêtes, qui leur a échappé, qui en aura toujours peur désormais.
Elle ne me répondit pas, elle avait quelque chose d’autre à me dire, je le sentais. Après un silence assez long, elle se décida :
— Ce qui m’inquiète aussi, c’est que tu es un petit chrétien. Alain, vais-je te couper de ce qui est ta vie ?
Je répétai : « ma vie ? ». Ce propos m’étonna : non le scrupule qu’il manifestait, mais je ne sais quoi d’apprêté, une certaine inflexion de voix. Je ne le démêlai pas au moment même, c’est une heure plus tard, comme je montais lentement l’escalier de la rue de Cheverus que je fus tout entier investi, puis occupé par le trouble qu’elle avait éveillé en moi. Il ne tenait pas aux difficultés d’ordre religieux à quoi elle avait fait allusion, mais au fait qu’elle les avait invoquées, suggérées ; et tout à coup, sur le palier du premier, qui sentait le gaz, où je reprenais souffle, je prononçai à voix haute : « Elle parlait faux. » L’intuition fulgurante joua tout à coup.
Je me débattis. Ce don, que je me flattais de posséder, n’était-ce pas moi qui l’avais inventé ? Ou plutôt Donzac qui m’en avait persuadé ? J’étais fou de me duper moi-même. J’essayai de me rassurer. Je repris point par point tout ce que Marie m’avait dit dans ce café, et les motifs et les causes se dégagèrent dans une lumière cruelle : entrevue préparée, c’était l’évidence, pour que j’apprenne de sa propre bouche le vol commis par son père, ce fait divers sinistre, et ce qui s’en était suivi pour elle. Aucun ragot ne la menacerait plus désormais. Elle était parée. Sans doute s’était-elle attendue à une autre réaction de ma part, une fois le coup reçu. Pourquoi ajouta-t-elle ce propos tellement inattendu de : « Tu es un petit chrétien… »
« Tu es un petit chrétien, tu es un petit chrétien… » Parbleu ! cela signifiait qu’en dehors du mariage, à quoi certes elle assurait avoir renoncé, ou plutôt à quoi elle prétendait n’avoir même pas arrêté sa pensée, rien n’était possible entre nous. C’était cela dont il fallait bien me persuader. Je lui avais répondu légèrement de ne pas s’inquiéter du petit chrétien, qui se résignerait à être pécheur, comme il y était déjà habitué à sa manière.
— Non, Marie, ne t’inquiète pas : Félix culpa ! Si jamais faute fut une heureuse faute…
Pourtant Marie ne se trompait pas : je ne m’étais jamais coupé de la vie sacramentelle. Je ne pouvais en supporter l’idée. C’était étrange qu’elle l’ait deviné. Comment le savait-elle ? Qu’une femme de ce milieu, indifférente autant qu’elle devait l’être, en matière de religion, ait conclu, du peu que je lui avais dit de moi à ce sujet, que la participation aux sacrements m’était plus nécessaire que le pain et le vin non consacrés, comment le croire ? Elle le savait. Elle le tenait d’un autre. De quel autre ?
Oh ! Dieu ! Dieu ! Sur ce palier sinistre je le voyais, j’en étais ébloui. Elle m’avait menti. Simon Duberc avait dû me voir à mon insu dans la librairie et il avait dit à Marie : « Je le connais, votre pauvre étudiant, je le connais, votre ange. » Ils étaient de mèche. Après tout, elle n’avait aucune raison de me savoir atteint du mal des garçons qui croient qu’aucune femme ne peut les aimer pour eux-mêmes. M’étais-je jamais confié à Simon sur ce sujet ? Non… Oui ! Je me rappelle à propos de la foire de Bordeaux, de ces pièces anatomiques de cire, je m’étais confié. « Il le lui a répété. Et elle aussitôt a mis l’accent sur son propre dégoût. Elle joue à coup sûr contre moi. » Je me répétai : « Tu n’as aucune preuve ! Tu es victime de ce conteur arabe qui habite au-dedans de toi et qui invente indéfiniment des histoires, pour boucher les interstices entre les livres que tu lis, pour qu’un mur sans fissures te défende contre la vie. Mais cette fois, l’histoire que tu te racontes, c’est ta véritable histoire. Vraie ou inventée ? Quelle est la part de l’imaginaire ? À quel endroit précis recoupe-t-il le réel ? »
Je traversai le petit salon de maman qui séparait nos deux chambres. Bien que nous ayons depuis deux ans l’électricité, je grattai une allumette et allumai la lampe à pétrole, la même depuis l’enfance, qui avait éclairé mes lectures de ce temps-là, les leçons apprises, les préparations d’examens. Je m’assis sur le lit, tenant sous mon regard intérieur un ensemble de faits dont je me répétais : « Cela ne prouve rien… » sans m’en convaincre : oui, Marie avait préparé avec soin sa confession de ce soir au café ; oui, elle espérait avoir fait coup double, ou plutôt coup triple par son aveu : elle neutralisait d’avance tout ce qu’on pourrait me répéter sur sa vie passée ; elle se donnait les gants de paraître n’avoir aucune arrière-pensée de mariage ; mais en même temps elle m’avait rappelé ma vie sacramentelle et m’avait fait savoir sa résolution de ne pas la détruire, de sorte que si je ne pouvais me passer de Marie il faudrait bien en revenir à l’idée de mariage… Oui mais c’était peu vraisemblable qu’elle pût l’espérer. Et puis, le goût demeurait qu’elle avait de moi. De cela je me croyais sûr. Je ne plaisais pas souvent, mais quand je plaisais, je le savais. Je ne me trompe jamais sur le désir des autres.
Читать дальше