— Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie, dit-il.
Même si elle avait voulu parler, ses claquements de dents l’en auraient empêchée. À la voir à ce point prostrée et secouée par ce tremblement convulsif, Tristan décida qu’elle avait perdu la raison. « Les gens la croient stupide alors qu’elle est tout simplement dingue », pensa-t-il en s’éloignant.
Trémière passa la journée comme une somnambule. Certains professeurs s’inquiétèrent de ses claquements de dents, elle murmura un « J’ai pris froid » à peine audible tout en croisant les bras.
Tristan ne soupçonna pas une seconde que la jeune fille avait surpris son échange misérable avec les trois garçons. Il l’avait d’ailleurs oublié ; rien de tel que la médiocrité pour penser du bien de soi.
Dès la première pause, les élèves remarquèrent que le flirt n’existait plus. Maïté courut interroger le séducteur :
— C’est déjà fini avec Trémière ?
— Comme tu vois.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Raconte !
— Ça ne te concerne pas, trancha Tristan en se donnant des airs de gentleman soucieux de protéger la réputation d’une demeurée.
Enchantée, Maïté fonça répandre l’information. On en fit des gorges chaudes : « Hier, il avait l’air fou amoureux ! Faut pas demander comme elle est cruche : en moins de vingt-quatre heures, Tristan n’en peut plus ! »
Une redoublante trouva spirituel d’aller écrire au savon, sur le miroir des toilettes des filles : « La belle est la bête. » Quand Trémière alla se laver les mains, ses yeux balayèrent le message sans qu’elle éprouvât quoi que ce fût. Embusquée, la redoublante fut si déconfite de son absence de réaction qu’elle déclara avoir la preuve de l’illettrisme de Crémière. Il n’y eut désormais plus de limites à ce que l’on osa affirmer sur son compte.
C’est peu dire que cette curée indifféra Trémière. Du fond de sa souffrance, elle ne la remarqua même pas. Quand les cours prirent fin, elle rassembla ses dernières forces pour rentrer chez elle.
Passerose vit passer un zombie qui monta aussitôt dans sa chambre. Elle l’y rejoignit. L’adolescente s’était allongée sur son lit, comme si elle se préparait pour son rôle de gisante : paupières closes, visage blême, corps raide.
La grand-mère n’eut pas besoin de poser des questions : elle saisit la main de sa petite-fille et partagea sa douleur glaciale. Elle lui dit que le chagrin d’amour constituait l’épreuve initiatique absolue et qu’il n’épargnait personne.
— Si profonde soit ta souffrance, je te garantis qu’elle finira.
— Je vais mourir.
— Tu ne mourras pas.
— Grand-maman, le froid s’installe en moi. Je sens que je meurs.
Passerose posa sa paume sur le front de l’enfant et prit sa température pour vérifier : 36°. Elle fit couler un bain brûlant et y transporta le corps léger. Elle la força à boire quelques gorgées de calvados. Ensuite, elle la coucha sous un amoncellement de couettes.
— J’ai froid, dit sobrement la jeune fille.
Alors, l’aïeule joua sa dernière carte : elle entra dans le lit et serra dans ses bras l’adolescente congelée. Elle ne relâcha pas son étreinte un seul instant et murmura inlassablement à son oreille : « Ne meurs pas, ne meurs pas. » Au bout d’une heure, Trémière commença enfin à frissonner et la grand-mère sut qu’elle vivrait.
Par précaution, Passerose passa la nuit entière avec elle. L’amour qui les unissait était si fort que le sommeil ne dérangea pas leur étreinte.
Au réveil, Trémière s’étonna :
— Je n’aurais jamais cru que je survivrais.
— Dieu chérit son bien-aimé en le faisant dormir, dit la grand-mère qui connaissait les Psaumes.
— Alors c’est toi Dieu, et c’est moi la bien-aimée, commenta la jeune fille.
Elles restèrent ainsi un long moment, savourant cette joie, qu’elles croyaient simple, d’être deux personnes qui s’aiment.
— Ne dois-tu pas aller au lycée ? demanda l’aïeule.
— C’est samedi.
— Ma chérie, j’ai l’impression que tu vas beaucoup mieux.
— C’est comme si j’étais morte cette nuit et ressuscitée sans ma peine. Grand-maman, je pense que tu es une chamane.
— Un petit-déjeuner au lit, cela t’irait ?
L’adolescente applaudit. Passerose sortit de la pièce et sentit un courant d’air anormal : les fenêtres de sa chambre étaient ouvertes et son coffret à bijoux avait disparu.
La vieille dame eut juste la force de retourner auprès de sa petite-fille, de s’effondrer à côté d’elle et de murmurer : « On m’a volé mes bijoux ! »
Trémière courut vérifier. Le cambrioleur devait être un familier, rien n’avait été déplacé, on n’avait pris que le coffret. Cela signifiait aussi que l’on surveillait Passerose sans relâche puisque c’était la seule nuit où elle n’avait pas porté ses bijoux pour dormir.
« Tout cela à cause de mon chagrin d’amour », pensa-t-elle en retournant au chevet de sa grand-mère. Celle-ci gisait sur le lit comme une reine mourante.
— Veux-tu que j’appelle la police ?
— Cela ne sert à rien, ma chérie. Les bijoux sont perdus.
— Quelqu’un t’observait, grand-maman. As-tu idée de qui ?
— Aucune. Mais il n’y a pas lieu de s’étonner. Certains de ces bijoux étaient parmi les plus célèbres au monde. Ils intéressaient des collectionneurs. N’en parlons plus.
La température de la vieille femme chuta. Trémière voulut sauver sa grand-mère comme celle-ci l’avait sauvée la nuit précédente ; elle se coucha à ses côtés et l’étreignit en lui répétant : « Ne meurs pas, ne meurs pas. » Mais on ne peut pas être chamane à quinze ans : Passerose fut d’autant moins sauvée qu’elle ne tenait plus à la vie.
— Sans mes bijoux, à quoi bon ?
— Et moi, grand-maman ? J’ai besoin de toi.
— Tu vivras, mon enfant. Tu en as la force.
Trémière eut envie de rétorquer qu’elle n’en avait pas le désir. Elle n’en eut pas le temps : la vieille femme mourut à cette seconde. Son regard s’éteignit brusquement : ses yeux restés figés sur elle se vidèrent en un instant de toute lumière.
Très calme, la jeune fille appela Rose pour lui annoncer la mort de sa mère. Elle ne lui raconta pas les circonstances. Tandis que s’enclenchaient les démarches prévues en cas de décès, Trémière retourna auprès de Passerose, lui prit la main et lui dit :
— Le dernier mot que tu as prononcé est force. Cela te va si bien.
Elle sentit combien l’aïeule avait dit vrai : la force qui était en Passerose coulait désormais dans ses veines.
Sa vie changea. Elle vint habiter avec ses parents l’appartement près de la gare d’Austerlitz. Elle quitta le lycée des Adieux pour un établissement parisien. La demeure de Fontainebleau fut mise en vente.
Dans son nouveau lycée, aucune réputation ne l’avait précédée. Elle fut une élève taciturne. On ne lui connut pas de comportement particulier.
À l’exception du jour où, étudiant Baudelaire, le professeur lut en classe le sonnet « Les bijoux ». Quand il prononça : « … et j’aime à la fureur / Les choses où le son se mêle à la lumière », Trémière éclata en sanglots.
Après le baccalauréat, alors que tous les élèves réputés intelligents tentaient HEC ou Polytechnique, voire Centrale, Ponts-et-Chaussées ou les Mines de Paris, Déodat fit des études de biologie à la Sorbonne et puis se spécialisa en ornithologie.
Il consacra sa thèse de doctorat à la huppe fasciée. Les professeurs, intrigués par ce jeune homme d’une laideur à ce point remarquable, le surnommaient Riquet à la Huppe. Il approuva ce sobriquet dont il salua la justesse étymologique, houppe et huppe constituant les deux versions du même mot.
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