Il y a trois heures la main de Xavier se posait sur son sexe.
Adèle se lève. Son cou lui fait très mal. Elle cherche les toilettes, se perd dans les couloirs vides, revient sur ses pas, tourne en rond. Elle finit par pousser une porte en contreplaqué et entre dans des toilettes vétustes. Le verrou ne ferme pas. Il n’y a pas d’eau chaude et elle s’asperge le visage et les cheveux en grelottant. Elle se rince la bouche pour affronter le jour qui vient. Dans le couloir elle entend son nom. Oui, ils ont bien dit Robinson. Ils la cherchent. Non, c’est à son mari qu’on s’adresse. À Richard couché sur ce brancard. Il est là, devant la chambre 6090, Richard, pâle et transpirant, chétif dans sa blouse bleue. Il a les yeux ouverts mais Adèle peine à croire qu’il est réveillé. Il a le regard vide. Seules ses mains, qui s’agrippent au drap pour le relever, ses mains, qui défendent sa pudeur, seules ses mains prouvent qu’il est conscient.
L’infirmière pousse le brancard dans la chambre. Elle referme la porte sur Adèle, qui attend qu’on l’autorise à entrer. Elle ne sait pas quoi faire de ses bras. Elle cherche quelque chose à dire, une phrase réconfortante, un mot d’apaisement.
« Vous pouvez y aller. »
Adèle s’assoit à droite du lit. Richard tourne à peine le visage vers elle. Il ouvre la bouche et des filets de salive compacte restent collés à ses lèvres. Il sent mauvais. Une odeur de transpiration et de peur. Elle pose sa tête sur l’oreiller et ils s’endorment en même temps. Front contre front.
Elle quitte Richard à onze heures. « Je dois aller récupérer Lucien. La pauvre Lauren m’attend. » Dans l’ascenseur, elle croise le chirurgien qui vient d’opérer son mari. Il porte un jean et une veste en cuir. Il est jeune. À peine sorti de l’internat et peut-être même encore interne. Elle l’imagine ouvrir les corps, manipuler les os, scier, retourner, déboîter. Elle observe ses mains, ses longs doigts qui ont passé la nuit dans le sang et les glaires.
Elle baisse les yeux. Elle fait semblant de ne pas le reconnaître. Une fois dans la rue, elle ne peut pas s’empêcher de le suivre. Il marche vite, elle accélère le pas. Elle l’observe depuis le trottoir d’en face. Il sort une cigarette de son blouson, elle traverse et se poste devant lui.
« Vous avez du feu ?
— Ah, oui, attendez, sursaute-t-il en tâtant les poches de sa veste. Vous êtes l’épouse du docteur Robinson. Il ne faut pas vous inquiéter. C’est une méchante fracture mais il est jeune, il se remettra vite.
— Oui, oui, vous me l’avez dit tout à l’heure quand vous êtes passé dans la chambre. Je ne m’inquiète pas. » Il fait claquer la pierre du briquet. La flamme s’éteint. Il protège le feu de sa main droite mais il est à nouveau balayé par un courant d’air. Adèle lui arrache le briquet.
« Vous rentrez chez vous là ?
— Euh, oui.
— Vous êtes attendu ?
— Oui. Enfin, pourquoi ? Je peux vous aider ?
— Vous voulez boire un verre ? »
Le médecin la fixe et éclate d’un rire bruyant, gai, enfantin. Le visage d’Adèle se détend. Elle sourit, elle est belle. Ce type aime la vie. Il a des dents de sorcier blanc, un regard voluptueux.
« Pourquoi pas ? Si vous voulez. »
Adèle rend visite à Richard tous les jours. Avant d’entrer dans la chambre, elle passe la tête dans l’embrasure de la porte. Si son mari est réveillé, elle lui offre un sourire gêné et compatissant. Elle apporte des magazines, des chocolats, une baguette chaude ou des fruits de saison. Mais rien ne semble lui faire plaisir. Il laisse la baguette durcir. Une odeur de bananes flétries flotte dans la chambre.
Il n’a envie de rien. Même pas de discuter avec elle qui, assise sur le tabouret bleu inconfortable à droite du lit, s’échine à lui faire la conversation. Elle feuillette les magazines, commente les ragots, mais Richard répond à peine. Elle finit par se taire. Elle regarde par la fenêtre, l’hôpital grand comme une ville, le métro aérien et la gare d’Austerlitz.
Richard ne s’est pas rasé depuis une semaine et sa barbe noire et irrégulière durcit ses traits. Il a beaucoup maigri. La jambe dans le plâtre, il fixe le mur devant lui, accablé à la perspective des semaines qui l’attendent.
À chaque fois, elle se convainc qu’elle va passer l’après-midi avec lui, le distraire, attendre le passage du médecin pour poser des questions. Mais personne ne vient. Le temps passe d’autant plus lentement qu’ils ont le sentiment d’avoir été oubliés, comme si personne ne se préoccupait d’eux, comme si cette chambre n’existait nulle part et que l’après-midi s’étalait, interminable. Au bout d’une demi-heure, elle finit toujours par s’ennuyer. Elle le quitte et ne peut pas s’empêcher d’être soulagée.
Elle hait cet hôpital. Ces couloirs où des éclopés, corsetés, plâtrés, écorchés, s’exercent à marcher. Ces salles d’attente où des patients ignorants attendent que leur soit délivrée la parole sacrée. La nuit, dans son sommeil, elle entend les cris de la voisine de Richard, une octogénaire sénile qui s’est cassé le fémur et qui hurle : « Laissez-moi, je vous en supplie, allez-vous-en. »
Une après-midi, elle s’apprête à partir quand une infirmière ronde et bavarde entre dans la chambre. « Ah, c’est très bien, votre épouse est venue vous voir. Elle va pouvoir aider à faire la toilette. On ne sera pas trop de deux. » Richard et Adèle se regardent, horriblement gênés par la situation. Adèle soulève les manches de son pull et prend le gant que lui tend l’infirmière.
« Je vais le tenir et vous lui frottez le dos. Voilà, comme ça. » Adèle passe lentement le gant sur le dos de Richard, sous ses aisselles poilues, sur ses épaules. Elle descend jusqu’à ses fesses. Elle y met toute l’application et toute la douceur dont elle est capable. Richard baisse la tête et elle sait qu’il pleure. « Je vais finir seule si ça ne vous dérange pas », dit-elle à l’infirmière qui veut lui répondre puis se ravise en constatant que Richard hoquette doucement. Adèle s’assoit sur le lit. Elle tient le bras de Richard dans sa main, frotte sa peau, s’attarde sur ses longs doigts. Elle ne sait pas quoi dire. Elle n’a jamais eu à s’occuper de son mari et ce rôle la déconcerte et la chagrine. Brisé ou bien-portant, le corps de Richard ne lui est rien. Il ne lui procure aucune émotion.
Heureusement que Xavier l’attend.
« Je vois bien comme tu es bouleversée, chuchote tout à coup Richard. Je suis désolé d’être si fermé, d’être si dur avec toi. Je sais que pour toi aussi c’est très lourd tout ça, je m’en veux. Je me suis vu mourir, Adèle. J’avais tellement sommeil, je n’arrivais pas à garder les paupières ouvertes et puis j’ai perdu le contrôle de mon scooter. Ça s’est passé très lentement, j’ai tout vu, la voiture qui arrivait en face, le lampadaire à ma droite. J’ai glissé sur des mètres et des mètres, ça m’a paru interminable. J’ai pensé que c’était fini, que j’allais crever là, à cause d’une garde de trop. Ça m’a ouvert les yeux. Ce matin, j’ai écrit un mail au chef de service pour présenter ma démission. Je quitte l’hôpital, je ne pourrais plus. J’ai fait une offre pour la maison et je compte signer l’association pour la clinique de Lisieux. Il faut que tu les préviennes, au journal. N’attends pas le dernier moment, ce serait dommage de partir en mauvais termes. On va prendre un nouveau départ, ma chérie. Cet accident n’aura pas été que négatif, finalement. »
Il lève vers elle ses yeux rougis, sourit, et Adèle voit le vieil homme avec qui elle finira sa vie. Son visage grave, son teint jaune, ses lèvres sèches, voilà son avenir. « Je vais appeler l’infirmière, elle pourra terminer sans moi. L’important, c’est que tu sois bien. Ne pense pas à tout ça, repose-toi. On en reparlera demain. » Elle essore le gant avec rage, le pose sur la table de nuit et sort en lui faisant signe de la main.
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