Elle a acheté le téléphone à clapet, qu’elle ne sort jamais de son sac et dont Richard ignore l’existence. Elle s’est procuré un second ordinateur, qu’elle cache sous le lit, de son côté, près de la fenêtre. Elle ne garde aucune trace, aucune facture, aucune preuve. Elle se méfie des hommes mariés, des sentimentaux, des hystériques, des vieux célibataires, des jeunes romantiques, des amants sur le Net, des amis d’amis.
À seize heures, Richard appelle. Richard s’excuse d’être de garde. Ça fait deux nuits de suite et il aurait dû la prévenir. Mais il a été obligé d’accepter, il devait un service à un collègue.
« Xavier ? Tu te souviens ?
— Ah, oui. Le type du dîner. Je ne peux pas te parler longtemps, j’attends le petit devant l’école. J’irai sans doute au cinéma alors. De toute façon, j’avais déjà demandé à Maria de garder Lucien.
— Oui, très bien. Va au cinéma, tu me raconteras. »
Heureusement, il ne lui demande jamais de raconter.
Ce soir Adèle voit Xavier. Le jour de leur retour à Paris, elle s’est enfermée dans la salle de bains pour lui envoyer un message. « Je suis là. » Ils ont décidé de se retrouver ce soir. Adèle s’est acheté une robe blanche, très stricte et une paire de bas à pois noir. Elle mettra des chaussures plates. Xavier est petit.
Devant l’école, Adèle regarde les mères rire entre elles. Elles tiennent leurs enfants par les épaules, promettent de s’arrêter à la boulangerie puis au manège. Lucien sort en traînant son manteau par terre.
« Habille-toi, Lucien. Il fait froid, viens, je vais fermer ton manteau. » Adèle s’accroupit devant son fils qui la pousse et la déséquilibre.
« Je ne veux pas le manteau !
— Lucien, je n’ai pas envie de me battre. Pas maintenant, pas dans la rue. Tu mets ton manteau. »
Elle glisse sa main sous le pull de son fils et elle lui pince violemment le dos. Elle sent la chair tendre se plier sous ses doigts. « Tu mets ton manteau, Lucien. Tu ne discutes pas. »
En remontant la rue vers chez elle, la main du petit garçon dans la sienne, elle se sent coupable. Elle a le ventre noué. Elle tire sur le bras de son fils, qui s’arrête devant chaque voiture, en commente la forme et la couleur. Elle répète : « Dépêche-toi », elle traîne le corps de l’enfant qui résiste et refuse d’avancer. Tout le monde la regarde.
Elle voudrait savoir prendre son temps. Être patiente, profiter de chaque instant avec son fils. Mais aujourd’hui elle ne veut qu’une chose, l’expédier au plus vite. Ça ne prendra pas longtemps, dans deux heures elle sera libre, il aura pris son bain, il aura mangé, ils se seront battus, elle aura crié. Maria arrivera, Lucien se mettra à pleurer.
Elle quitte l’appartement. Elle s’arrête devant un cinéma, prend une place et range le ticket dans la poche de son manteau. Elle hèle un taxi.
Adèle est assise dans le noir, dans un immeuble rue du Cardinal-Lemoine. Elle s’est installée sur une marche entre le premier et le deuxième étage. Elle n’a rencontré personne. Elle attend.
Il ne devrait pas tarder.
Elle a peur. Quelqu’un d’autre pourrait entrer, quelqu’un qu’elle ne connaît pas et qui lui voudrait du mal. Elle s’oblige à ne pas regarder sa montre. Elle ne sort pas son portable de sa poche. Rien ne passe jamais assez vite de toute façon. Elle se laisse tomber en arrière, place son sac sous sa tête et remonte sa jupe beige qui lui arrive aux genoux. C’est une jupe légère, trop légère pour la saison. Mais elle se soulève quand on tourne sur soi comme une vraie jupe de petite fille. Adèle se caresse la cuisse du bout des ongles. Elle remonte lentement, pousse sa culotte sur le côté et pose sa main. Fermement. Elle peut sentir ses lèvres se gonfler, le sang qui afflue sous la pulpe de ses doigts. Elle serre son sexe dans son poing, referme violemment la main. Elle se griffe de l’anus jusqu’au clitoris. Elle tourne son visage contre le mur, replie les jambes et mouille ses doigts. Une fois, un homme a craché sur son sexe. Elle a aimé ça.
L’index et le majeur. Il ne s’agit que de ça. Un mouvement vif, chaud, comme une danse. Une caresse régulière, toute naturelle et infiniment avilissante. Elle n’y arrive pas. Elle s’arrête puis reprend. Elle remue la tête comme un cheval cherche à chasser les mouches qui lui agacent les naseaux. Il faut être un animal pour réussir de telles choses. Peut-être que si elle crie, si elle se met à gémir, elle sentira mieux venir le spasme, la libération, la douleur, la colère. Elle murmure de petits « ah ». Ça n’est pas de la bouche, c’est du ventre qu’il faudrait gémir. Non, il faut être une bête pour s’abandonner ainsi. Il faut n’avoir aucune dignité, pense Adèle au moment où la porte de l’immeuble s’ouvre. Quelqu’un a appelé l’ascenseur. Elle ne bouge pas. Dommage qu’il n’ait pas pris l’escalier.
Xavier sort de l’ascenseur, tire un trousseau de clés de sa poche. Au moment où il ouvre la porte, Adèle, qui a ôté ses chaussures, pose ses mains sur sa taille. Il sursaute et pousse un cri.
« C’est toi ? Tu m’as fait peur. C’est un peu bizarre comme entrée en matière, non ? »
Elle hausse les épaules et pénètre dans la garçonnière.
Xavier parle beaucoup. Adèle espère qu’il ne va pas tarder à ouvrir la bouteille de vin qu’il a dans la main depuis maintenant un quart d’heure. Elle se lève et lui tend le tire-bouchon.
C’est le moment qu’elle préfère.
Celui qui précède le premier baiser, la nudité, les caresses intimes. Ce moment de flottement où tout est encore possible et où elle est maîtresse de la magie. Elle boit une gorgée goulûment. Une goutte de vin glisse sur sa lèvre, le long de son menton et éclate contre le col de sa robe blanche avant qu’elle ait pu la retenir. C’est un détail de l’histoire et c’est elle qui l’écrit. Xavier est fébrile, timide. Il n’est pas impatient, elle lui sait gré de s’asseoir loin d’elle, sur cette chaise inconfortable. Adèle est installée sur le canapé, les jambes repliées sous elle. Elle fixe Xavier de son regard de marais, visqueux et impénétrable.
Il approche sa bouche et une onde électrique parcourt le ventre d’Adèle. La décharge atteint son sexe, le fait exploser, charnu et juteux, comme un fruit qu’on épluche. La bouche de l’homme a le goût du vin et des cigarillos. Un goût de forêt et de campagnes russes. Elle a envie de lui et c’est presque un miracle, une envie pareille. Elle le veut, lui, et sa femme, et cette histoire, et ces mensonges, et les messages à venir, et les secrets et les larmes et même l’adieu, inévitable. Il fait glisser la robe. Ses mains de chirurgien, longues et osseuses, effleurent à peine sa peau. Il a des gestes sûrs, agiles, délicieux. Il paraît détaché et tout à coup furieux, incontrôlable. Il a un sens certain de la dramaturgie, se réjouit Adèle. Il est si proche à présent qu’elle en a le vertige. Son souffle l’empêche de réfléchir. Elle est molle, vide, à sa merci.
Il l’accompagne à la station de taxi, écrase ses lèvres contre son cou. Adèle s’engouffre dans la voiture, sa chair encore gorgée d’amour, les cheveux emmêlés. Saturée d’odeurs, de caresses et de salive, sa peau a pris une teinte nouvelle. Chaque pore la dénonce. Son regard est mouillé. Elle a un air de chat, nonchalant et malicieux. Elle contracte son sexe et un frisson la parcourt tout entière, comme si le plaisir n’était pas totalement consommé et que son corps recelait des souvenirs encore si vivaces qu’elle pourrait à tout instant les convoquer et en jouir.
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