Paris est orange et désert. Le vent glacial a balayé les ponts, libéré la ville des passants, rendu les pavés à eux-mêmes. Enveloppée dans une épaisse cape de brouillard, la cité offre à Adèle un terrain de rêverie idéale. Elle se sent presque intruse dans ce paysage, elle regarde à travers la vitre comme on pose l’œil sur le trou d’une serrure. La ville lui semble infinie, elle se sent anonyme. Elle n’en revient pas d’être reliée à qui que ce soit. Que quelqu’un l’attende. Qu’on puisse compter sur elle.
Elle rentre chez elle, paie Maria qui comme à chaque fois se sent obligée de lui dire : « Le petit vous a réclamée ce soir. Il a mis du temps à s’endormir. » Adèle se déshabille, plonge le nez dans ses vêtements sales, qu’elle roule en boule et cache dans un placard. Demain, elle y cherchera l’odeur de Xavier.
Elle est dans son lit quand le téléphone sonne.
« Madame Robinson ? Vous êtes l’épouse du docteur Richard Robinson ? Madame, excusez-moi de vous appeler à cette heure-ci, voilà, ne paniquez surtout pas, votre mari a eu un accident de scooter il y a une heure sur le boulevard Henri-IV. Il est conscient, ses jours ne sont pas en danger mais il a subi de sérieux traumatismes au niveau des jambes. Il a été amené ici, à la Salpêtrière, on est en train de procéder à des examens. Je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant mais bien sûr, vous pouvez venir le voir dès que vous le souhaitez. Votre soutien lui sera très utile. »
Adèle a sommeil. Elle ne comprend pas bien. Elle ne prend pas la mesure de la situation. Elle pourrait dormir un peu, dire qu’elle n’a pas entendu son portable. Mais c’est trop tard. La nuit est gâchée. Elle entre dans la chambre de Lucien. « Mon amour, mon chéri, il faut aller dans la voiture. » Elle l’enroule dans une couverture et le prend dans ses bras. Il ne se réveille pas quand elle monte dans le taxi. Sur la route, elle appelle Lauren et tombe dix fois sur la voix polie de sa messagerie. Agacée, de plus en plus frénétique, elle rappelle encore et encore.
Devant l’immeuble de Lauren, elle demande au taxi de l’attendre.
« Je dépose le petit et je redescends. »
Le chauffeur, avec un fort accent chinois, exige qu’elle lui laisse une garantie.
« Allez vous faire foutre », répond Adèle en lui jetant un billet de vingt euros.
Elle entre dans l’immeuble, Lucien endormi sur son épaule et sonne à la porte de Lauren.
« Pourquoi tu ne répondais pas ? Tu fais la gueule ?
— Mais non », répond Lauren, la voix pâteuse, le visage froissé. Elle porte un kimono trop petit pour elle, qui lui arrive juste en dessous des fesses. « Je dormais, c’est tout. Qu’est-ce qui se passe ?
— Je pensais que tu étais fâchée. À cause de l’autre soir. J’ai cru que tu ne m’aimais plus, que tu en avais marre de moi, que tu prenais tes distances…
— Qu’est-ce que tu racontes ? Adèle, qu’est-ce qui se passe ?
— Richard a eu un accident de scooter.
— Oh merde.
— Ça n’a pas l’air si grave. Il doit se faire opérer de la jambe, mais ça va. Il faut que j’aille à l’hôpital, je ne peux pas emmener Lucien. Je n’ai personne d’autre à qui demander.
— Oui, oui, donne-le-moi. » Lauren tend les bras, Adèle se penche vers elle et fait lentement glisser le corps du petit garçon sur le buste de Lauren, qui referme ses bras autour de la couverture. « Tiens-moi au courant. Et ne t’inquiète pas pour lui.
— Je t’ai dit, je ne pense pas que ce soit grave.
— Je parlais de ton fils », chuchote Lauren en refermant la porte.
Adèle appelle un taxi. On lui annonce un délai d’attente de dix minutes. Elle reste dans le hall éteint, derrière la grande porte vitrée. À l’abri. Elle a trop peur d’attendre dans la rue à cette heure-ci, elle risquerait de se faire attaquer, violer. Elle voit arriver le taxi qui dépasse l’immeuble et se gare deux cents mètres plus loin, au coin de la rue. « Quel con ! » Adèle ouvre la porte et court vers la voiture.
Elle s’assoit dans la salle d’attente, au sixième étage. « L’interne passera vous voir dès qu’il aura fini. » Adèle sourit timidement. Elle feuillette un magazine, enroule ses jambes l’une contre l’autre jusqu’à avoir des fourmis dans les mollets. Cela fait une heure qu’elle est là, à regarder rouler des brancards, à écouter de jeunes internes plaisanter avec les infirmiers. Elle a appelé Odile, qui a décidé de prendre le premier train demain pour venir voir son fils. « Ça va être dur pour vous, ma petite Adèle. Je ramènerai Lucien avec moi à la maison, vous serez plus tranquille pour veiller sur Richard. »
Adèle n’a pas de peine, elle n’est pas contrariée. Cet accident, pourtant, c’est un peu sa faute. Si Xavier n’avait pas échangé sa garde contre celle de Richard, si elle ne lui avait pas soufflé cette idée ridicule, s’ils n’avaient pas eu tellement envie de se voir, son mari serait à la maison, sain et sauf. À l’heure qu’il est, elle dormirait tranquille auprès de lui sans avoir à affronter toutes les complications que cet accident ne manquera pas de générer.
Mais cet accident est peut-être une aubaine. Un signe, une délivrance. Pendant quelques jours au moins, elle aura la maison pour elle toute seule. Lucien ira chez sa grand-mère. Personne ne pourra surveiller ses allées et venues. Elle va jusqu’à penser que les choses auraient pu se passer encore mieux.
Richard aurait pu mourir.
Elle aurait été veuve.
À une veuve, on pardonne beaucoup de choses. Le chagrin est une excuse extraordinaire. Elle pourrait, tout le reste de sa vie, multiplier les erreurs et les conquêtes, et l’on dirait d’elle : « La mort de son mari l’a brisée. Elle n’arrive pas à s’en remettre. » Non, ce scénario ne convient pas. Dans cette salle d’attente où on lui a demandé de remplir papiers et questionnaires, elle est contrainte de reconnaître que Richard lui est essentiel. Elle ne pourrait pas vivre sans lui. Elle serait complètement démunie, obligée d’affronter la vie, la vraie, l’affreuse, la concrète. Il faudrait tout réapprendre, tout faire et, partant, perdre en paperasseries le temps qu’elle consacre à l’amour.
Non, Richard ne doit jamais mourir. Pas avant elle.
« Madame Robinson ? Je suis le docteur Kovac. »
Adèle se lève avec maladresse, elle a du mal à tenir debout tant ses jambes sont engourdies. « C’est moi qui vous ai parlé tout à l’heure. Je viens de recevoir le scanner et les lésions sont importantes. Heureusement, sur la jambe droite, il n’y a que des plaies superficielles. Mais la jambe gauche a subi de multiples fractures, un éclatement du plateau tibial et une rupture des ligaments.
— D’accord. Et concrètement ?
— Concrètement, il devrait passer au bloc dans les heures qui viennent. Ensuite, il sera plâtré et puis il faudra envisager une longue rééducation.
— Il va rester ici longtemps ?
— Une semaine, peut-être dix jours. Ne vous inquiétez pas, votre mari va rentrer à la maison. On le prépare pour le bloc. Je vais charger un infirmier de vous appeler quand il remonte dans sa chambre.
— J’attends ici. »
Au bout d’une heure, elle change de place. Elle n’aime pas être assise devant ces ascenseurs qui s’ouvrent sur les malheurs du monde. Elle trouve une chaise vide au fond du couloir, près de la pièce où se reposent les infirmiers. Elle les regarde ranger les dossiers, préparer les traitements, aller d’une chambre à l’autre. Elle entend le frottement lisse de leurs pantoufles sur le lino. Elle écoute leurs conversations. Une aide-soignante fait tomber un verre d’un chariot qu’elle pousse trop brutalement. Chambre 6095, une patiente s’entête à refuser les traitements. Adèle ne la voit pas mais elle devine qu’elle est vieille et que l’infirmière qui s’adresse à elle a l’habitude de ses caprices. Puis les voix se taisent. Le couloir est plongé dans la nuit. La maladie cède la place au sommeil.
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