Levy Marc - Un sentiment plus fort que la peur

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En fin de matinée Andrew reçut un message sur son téléphone portable.

« Je ne vous ai pas vu à la bibliothèque hier ni ce matin. Toujours en ville ? Si oui, midi et demi chez Frankie's, j'ai vos clés. »

Et Andrew répondit « 13 heures, chez Mary's », par pur esprit de contradiction.

*

Andrew accrocha son manteau à la patère. Suzie l'attendait au comptoir. Le serveur les guida jusqu'à leur table. Andrew y posa en évidence le dossier que Dolorès lui avait confié.

– Désolé de vous avoir fait attendre, dit-il en s'asseyant.

– Je viens d'arriver, vous venez souvent ici ?

– C'est ma cantine.

– Vous êtes un homme d'habitudes, c'est étrange pour un reporter.

– Quand je ne voyage pas, j'ai besoin de stabilité.

– J'en doute, mais c'est amusant. Ainsi, il y aurait donc deux Stilman, le rat des villes et le rat des champs ?

– Merci de la comparaison. Vous vouliez me voir pour me parler de mes habitudes alimentaires ?

– Je voulais vous voir pour le plaisir de votre compagnie, vous remercier de votre générosité et vous rendre vos clés. Mais rien ne nous oblige à déjeuner, vous m'avez l'air de bien mauvaise humeur.

– J'ai peu dormi.

– Raison de plus pour réintégrer votre appartement, dit-elle en lui en tendant la clé.

– Ma literie est si bonne que ça ?

– Je n'en sais rien, j'ai dormi par terre.

– Vous avez peur des acariens ?

– Je dors à même le sol depuis que je suis gosse, j'ai toujours eu horreur des lits. Ça rendait ma mère folle. Le divan du psy coûtait trop cher, elle a fini par fermer les yeux.

– Pourquoi cette phobie des lits ?

– Je me sens plus en sécurité en dormant au pied de ma fenêtre.

– Vous êtes une étrange personne, mademoiselle Baker. Et votre guide, il dormait aussi par terre à côté de vous ?

Suzie regarda Andrew et encaissa le coup sans rien dire.

– Avec Shamir, tout était différent, je n'avais plus peur, dit-elle en baissant les yeux.

– Qu'est-ce qui vous terrorise à l'idée de dormir au-dessus du sol ? Quoique, à bien y réfléchir, si je vous racontais mes cauchemars...

– Et vous, qu'est-ce qui vous terrorise au point que vous portiez une arme à feu sur vous ?

– On m'a lardé comme un cochon. J'y ai laissé un rein, et mon mariage. Les deux à cause de la même personne.

– Votre assassin court toujours ?

– Je ne suis pas mort, comme vous pouvez le constater. Oui, celle qui a fait ça est en liberté, en attendant une extradition qui n'aura jamais lieu. Insuffisance de preuves, je suis le seul témoin à pouvoir la confondre. Et si procès il y avait, n'importe quel avocat mettrait ma parole en doute et m'accuserait de l'avoir persécutée.

– Quels étaient ses motifs ?

– J'ai traqué son père, qui finira ses jours en prison, et j'ai déshonoré son nom.

– Alors, je peux la comprendre, l'honneur d'une famille, c'est sacré. Même si Ortiz était une ordure, pour une fille, un père aussi c'est sacré.

– Je ne vous ai pas donné son nom à ce que je sache.

– Un inconnu me prête les clés de son appartement, vous ne m'en voudrez pas de vous avoir googlisé ? J'ai lu votre article et ce qui vous était arrivé, ça fait froid dans le dos.

– Votre esprit d'à-propos est d'une délicatesse confondante. À quoi bon toutes ces questions si vous saviez déjà tout ?

– Pour entendre l'histoire à sa source. Ce n'est pas ce que font les journalistes ?

– Puisque nous en sommes aux confidences, dit Andrew en poussant un dossier devant Suzie, qui était ce passager auquel vous alliez rendre hommage à 4 677 mètres d'altitude en plein mois de janvier ?

Suzie ouvrit le rabat et commença à parcourir le manifeste de bord, sans rien montrer de son étonnement.

– Je prête mon appartement à une inconnue, vous n'allez pas m'en vouloir d'avoir fait quelques recherches ?

– Balle au centre, accorda-t-elle en souriant.

– Vous n'avez pas répondu à ma question, insista Andrew, quel était le passager ?

– Lui, répliqua Suzie en pointant du doigt le nom du diplomate indien.

– Alors, ce pèlerinage, c'était votre compagnon qui l'entreprenait ?

– L'idée ne vous avait pas effleuré l'esprit ?

– C'est vous qui m'avez parlé d'une date anniversaire.

– Difficile pour Shamir de vous en parler lui-même, non ?

– Je suis vraiment désolé, soupira Andrew.

– Eu égard à Shamir ou à votre intuition défaillante ?

– Les deux, et croyez bien que je suis sincère en disant cela. A-t-il au moins pu lui rendre hommage avant de...

– ... couper la corde ? Oui, d'une certaine façon. En posant le pied sur cette maudite montagne, c'était chose faite.

– Et vous, vous le suiviez par amour ?

– Monsieur Stilman, je vous suis infiniment reconnaissante, voici vos clés, restons-en là.

– Vous avez changé de nom, mademoiselle Baker ?

Suzie sembla désarçonnée par la question d'Andrew.

– Procédons autrement, reprit Andrew. Si je vous demandais dans quel collège vous avez étudié, quelle université, ou ne serait-ce que l'endroit où vous avez obtenu votre permis de conduire, vous auriez une réponse à me fournir ?

– Emerson College à Boston, puis Fort Kent, dans le Maine, votre curiosité est satisfaite ?

– Quel cursus ?

– Vous êtes flic ou journaliste ? dit Suzie d'un ton pince-sans-rire. J'ai étudié la criminologie. Et ce n'est pas du tout ce que vous imaginez. Ni superflic ni inspecteur en blouse blanche dans des laboratoires high-tech. La criminologie est une discipline tout à fait différente.

– Qu'est-ce qui vous a incitée à choisir cette voie ?

– Un intérêt précoce pour l'étude des comportements criminels, l'envie de savoir comment fonctionnait notre système judiciaire et correctionnel, d'y voir clair dans les rouages qui lient justice, police et agences gouvernementales. Celles de notre pays forment une gigantesque nébuleuse, il est très compliqué de comprendre qui fait quoi.

– Vous vous êtes réveillée un matin en vous disant « Tiens, je voudrais vraiment connaître les liens entre la CIA, la NSA, le FBI et mon commissariat de quartier » ?

– Quelque chose dans ce genre, oui.

– C'est dans le cadre de vos études que vous étudiez la cryptographie ? questionna-t-il en rendant à Suzie le cahier échappé de l'ouvrage qu'elle avait oublié la veille sur sa table de travail à la bibliothèque.

Suzie s'en saisit et le rangea dans son sac.

– Pourquoi n'ai-je rien trouvé de tout cela sur Internet ? reprit Andrew.

– Et pourquoi avez-vous fouillé mon passé sur Internet ?

– Parce que vous êtes moche !

– Je vous demande pardon ?

– Parce que vous m'intriguiez.

– Et maintenant que je vous ai répondu, je ne vous intrigue plus ?

– Vous avez pratiqué la criminologie à la fin de vos études ?

– Mon Dieu, il est infatigable ! soupira Suzie.

– Laissez Dieu là où il est.

– À des fins privées, uniquement.

– Une affaire en particulier ?

– Une affaire de famille et qui ne concerne que ma famille.

– C'est bon, j'arrête de vous ennuyer. Je me suis fourvoyé, Dolorès a raison, il est temps que je m'occupe de moi.

– C'est drôle, en regardant sa photo sur votre cheminée, je ne l'imaginais pas s'appeler Dolorès.

– Vous n'y êtes pas du tout, rétorqua Andrew en partant dans un grand éclat de rire.

– Quoi qu'il en soit, vous pouvez rentrer chez vous, je lui ai collé le nez au mur, elle ne vous regardera plus. Et je me suis permis de vous acheter une paire de draps neufs, j'en ai profité pour refaire votre lit.

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