Mark Twain
Plus Fort Que Sherlock Holmès
traduit par François de Gail
Plus Fort Que Sherlock Holmès
La première scène se passe à la campagne dans la province de Virginie, en l’année 1880.
Un élégant jeune homme de vingt-six ans, de fortune médiocre, vient d’épouser une jeune fille très riche. Mariage d’amour à première vue, précipitamment conclu, mais auquel le père de la jeune personne, un veuf, s’est opposé de toutes ses forces.
Le marié appartient à une famille ancienne mais peu estimée, qui avait été contrainte à émigrer de Sedgemoor, pour le plus grand bien du roi Jacques. C’était, du moins, l’opinion générale; les uns le disaient avec une pointe de malice, les autres en étaient intimement persuadés.
La jeune femme a dix-neuf ans et est remarquablement belle. Grande, bien tournée, sentimentale, extrêmement fière de son origine et très éprise de son jeune mari, elle a bravé pour l’épouser la colère de son père, supporté de durs reproches, repoussé avec une inébranlable fermeté ses avertissements et ses prédictions; elle a même quitté la maison paternelle sans sa bénédiction, pour mieux affirmer aux yeux du monde la sincérité de ses sentiments pour ce jeune homme.
Une cruelle déception l’attendait le lendemain de son mariage. Son mari, peu sensible aux caresses que lui prodiguait sa jeune épouse, lui tint ce langage étrange:
«Asseyez-vous, j’ai à vous parler. Je vous aimais avant de demander votre main à votre père, son refus ne m’a nullement blessé; j’en ai fait, d’ailleurs, peu de cas. Mais il n’en est pas de même de ce qu’il vous a dit sur mon compte. Ne cherchez pas à me cacher ses propos à mon égard; je les connais par le menu, et les tiens de source authentique.
«Il vous a dit, entre autres choses aimables, que mon caractère est peint sur mon visage; que j’étais un individu faux, dissimulé, fourbe, lâche, en un mot une parfaite brute sans le moindre cœur, un vrai «type de Sedgemoor», a-t-il même ajouté.
«Tout autre que moi aurait été le trouver et l’aurait tué chez lui comme un chien. Je voulais le faire, j’en avais bien envie, mais il m’est venu une idée que j’estime meilleure. Je veux l’humilier, le couvrir de honte, le tuer à petites doses: c’est là mon plan. Pour le réaliser, je vous martyriserai, vous, son idole! C’est pour cela que je vous ai épousée, et puis… Patience! vous verrez bientôt si je m’y entends.»
Pendant trois mois à partir de ce jour, la jeune femme subit toutes les humiliations, les vilenies, les affronts que l’esprit diabolique de son mari put imaginer; il ne la maltraitait pas physiquement; au milieu de cette épreuve, sa grande fierté lui vint en aide et l’empêcha de trahir le secret de son chagrin. De temps à autre son mari lui demandait: «Mais pourquoi donc n’allez-vous pas trouver votre père et lui raconter ce que vous endurez?…»
Puis il inventait de nouvelles méchancetés, plus cruelles que les précédentes et renouvelait sa même question. Elle répondait invariablement: «Jamais mon père n’apprendra rien de ma bouche.» Elle en profitait pour le railler sur son origine, et lui rappeler qu’elle était, de par la loi, l’esclave d’un fils d’esclaves, qu’elle obéirait, mais qu’il n’obtiendrait d’elle rien de plus. Il pouvait la tuer s’il voulait, mais non la dompter; son sang et l’éducation qui avait formé son caractère l’empêcheraient de faiblir.
Au bout de trois mois, il lui dit d’un air courroucé et sombre: «J’ai essayé de tout, sauf d’un moyen pour vous dompter»; puis il attendit la réponse.
– Essayez de ce dernier, répliqua-t-elle en le toisant d’un regard plein de dédain.
Cette nuit-là, il se leva vers minuit, s’habilla, et lui commanda:
«Levez-vous et apprêtez-vous à sortir.»
Comme toujours, elle obéit sans un mot.
Il la conduisit à un mille environ de la maison, et se mit à la battre non loin de la grande route. Cette fois elle cria et chercha à se défendre. Il la bâillonna, lui cravacha la figure, et excita contre elle ses chiens, qui lui déchirèrent ses vêtements; elle se trouva nue. Il rappela ses chiens et lui dit:
«Les gens qui passeront dans trois ou quatre heures vous trouveront dans cet état et répandront la nouvelle de votre aventure. M’entendez-vous? Adieu. Vous ne me reverrez plus.» Il partit.
Pleurant sous le poids de sa honte, elle pensa en elle-même:
«J’aurai bientôt un enfant de mon misérable mari, Dieu veuille que ce soit un fils.»
Les fermiers, témoins de son horrible situation, lui portèrent secours, et s’empressèrent naturellement de répandre la nouvelle. Indignés d’une telle sauvagerie, ils soulevèrent le pays et jurèrent de venger la pauvre jeune femme; mais le coupable était envolé. La jeune femme se réfugia chez son père; celui-ci, anéanti par son chagrin, ne voulut plus voir âme qui vive; frappé dans sa plus vive affection, le cœur brisé, il déclina de jour en jour, et sa fille elle-même accueillit comme une délivrance la mort qui vint mettre fin à sa douleur.
Elle vendit alors le domaine et quitta le pays.
En 1886, une jeune femme vivait retirée et seule dans une petite maison d’un village de New England: sa seule compagnie était un enfant d’environ cinq ans. Elle n’avait pas de domestiques, fuyait les relations et semblait sans amis. Le boucher, le boulanger et les autres fournisseurs disaient avec raison aux villageois qu’ils ne savaient rien d’elle; on ne connaissait, en effet, que son nom «Stillmann» et celui de son fils qu’elle appelait Archy. Chacun ignorait d’où elle venait, mais à son arrivée on avait déclaré que son accent était celui d’une Sudiste. L’enfant n’avait ni compagnons d’études ni camarades de jeux; sa mère était son seul professeur. Ses leçons étaient claires, bien comprises: ce résultat la satisfaisait pleinement; elle en était même très fière. Un jour, Archy lui demanda:
– Maman, suis-je différent des autres enfants?
– Mais non, mon petit, pourquoi?
– Une petite fille qui passait par ici m’a demandé si le facteur était venu, et je lui ai répondu que oui; elle m’a demandé alors depuis combien de temps je l’avais vu passer; je lui ai dit que je ne l’avais pas vu du tout. Elle en a été étonnée, et m’a demandé comment je pouvais le savoir puisque je n’avais pas vu le facteur; je lui ai répondu que j’avais flairé ses pas sur la route. Elle m’a traité de fou et s’est moquée de moi. Pourquoi donc?
La jeune femme pâlit et pensa: «Voilà bien la preuve certaine de ce que je supposais: mon fils a la puissance olfactive d’un limier.»
Elle saisit brusquement l’enfant et le serra passionnément dans ses bras, disant à haute voix: «Dieu me montre le chemin.» Ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire, sa poitrine était haletante, sa respiration entrecoupée. «Le mystère est éclairci maintenant, pensa-t-elle; combien de fois me suis-je demandé avec stupéfaction comment mon fils pouvait faire des choses impossibles dans l’obscurité. Je comprends tout maintenant.»
Elle l’installa dans sa petite chaise et lui dit:
– Attends-moi un instant, mon chéri, et nous causerons ensemble.
Elle monta dans sa chambre et prit sur sa table de toilette différents objets qu’elle cacha; elle mit une lime à ongles par terre sous son lit, des ciseaux sous son bureau, un petit coupe-papier d’ivoire sous son armoire à glace. Puis elle retourna vers l’enfant et lui dit:
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